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À la Monnaie, reprise de l’humaniste Time of our singing de Kris Defoort

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Bruxelles. la Monnaie. 24-X-2024. Kris Defoort (né en 1959) : The Time of our singing, opéra en trois actes et vingt tableaux sur un livret de Peter van Kraaij, basé sur le roman éponyme de Richard Powers. Mise en scène : Ted Huffman. Décors : Johannes Schütz. Costumes : Astrid Klein. Lumières : Bernd Purkrabek. Video : Pierre Martin. Chorégraphie : Alan Barnes. Avec : Claron McFadden : Delia Daley ; Mark S. Doss : William Daley ; Simon Bailey : David Strom ; Levy Sekgapane : Jonah ; Peter Brathwaite : Joey ; Abigail Abraham : Ruth ; Lilly Jørstad : Lisette Soer. Chœur d’enfants Equinox préparé par Zeno Popescu. Quartet de jazz (Robin Verheyen, saxophone ; Lander Gyselinckx drums ; Nicolas Thys, basse ; Hendrik Lasure, piano) et orchestre de chambre de la Monnaie, Sylvia Huang, konzertmeisterin – sous la direction générale de Kwamé Ryan

 
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La Monnaie reprend opportunément The Time of our singing, l'opéra de . Une évocation de la lutte pour les droits civiques de la minorité afro-américaine basée sur le célèbre roman éponyme de .

Voici trois ans La Monnaie, en collaboration avec le LOD muziektheater de Gand, et le Theater St. Gallen en Suisse, créait The time of our singing de devant un public limité par les jauges sanitaires alors en place. Le succès public et critique était au rendez-vous (le spectacle fut désigné comme « Best world premiere » aux International Opera Awards) : il était donc judicieux de reprendre cette très attachante et passionnante production.

Le roman-fleuve de l'écrivain américain retrace, par le truchement d'une saga familiale étalée sur trois générations, cinquante années de luttes pour les droits civiques de la communauté afro-américaine, à partir du fameux concert de Marian Anderson devant le Lincoln Memorial de Washington, le jour de Pâques 1939.
C'est lors de ce meeting que David Strom, un physicien mélomane, juif allemand fuyant le nazisme, rencontre Delia Daley, une jeune musicienne issue de la communauté noire. Malgré les réticences des parents de la jeune fille, le couple décide d'un destin commun. Chacun à leur manière, leurs trois enfants vivront dans ce cocon familial le métissage tant ethnique que culturel : Jonah aura une carrière internationale de chanteur classique en Europe, Joey tentera de trouver son bonheur dans la jonction des deux cultures et l'éducation musicale des classes laborieuses, alors que la fille cadette Ruth choisira la voie d'un militantisme plus extrémiste en rejoignant les Black Panthers. Mais c'est la musique et le chant, sous toutes leurs formes, qui charpenteront  le destin familial dans les moments de joie comme de graves et tragiques tensions.

De cette trame narrative complexe, émaillée de morts violentes et de deuils intimes, le librettiste a simplifié l'écheveau. Contrairement au roman, il a opté pour une linéarité chronologique du récit, clairement explicitée par un diaporama ou quelques projections vidéo lors des changements de tableaux. C'est la partition musicale qui sert de continuum temporel, tressant les références par ses citations obliques, de Bach au jazz, de Dowland au hip-hop, du choral luthérien au rap. D'autre part, l'opéra, très « choral », démultiplie les points de vue et confronte les opinions contradictoires des différents protagonistes, au gré des velléités identitaires ou des mixités culturelles et sociales revendiquées par chacun.

Précisément, la carrière musicale du Belge a toujours oscillé entre plusieurs pôles et genres, de part et d'autre de l'Atlantique : c'est un passionné de musique ancienne et baroque doublé d'un remarquable pianiste de jazz, un compositeur exigeant, très cultivé, fin harmoniste, mais aussi un improvisateur-né. Pour son quatrième opéra, il a concocté une partition très originale, marquée du sceau de sa très forte personnalité et de son creuset de références, dans un langage librement post-moderne. S'y enchaînent, dans un étourdissant et virtuose maelström sonore, clins d'œil et citations dont certaines érigées en véritable gimmick aux moments cruciaux de la tragédie (tel l'incipit de l'Erbarme dich de la Passion selon Saint Matthieu de J. S. Bach). Ci et là, place est laissée à l'improvisation sur la base d'un canevas harmonique millimétré. Dans la fosse, l'Orchestre de chambre de la Monnaie, de formation tout à fait classique hormis une  abondante percussion, est renforcé d'un quatuor de jazz et placé sous la direction galvanisante, experte et attentive de . Ce dernier, originaire de Trinidad et Tobago, apporte dans le programme un fort intéressant témoignage quant à son parcours personnel, au carrefour des métissages culturels face aux « réflexes » et clichés musicaux identitaires qu'il a dû lui aussi affronter au fil de sa vie artistique.

La mise en scène épurée de se veut économe et très gestuelle dans sa conduite d'acteurs, sans aucun surlignage excessif : tous les personnages, à la manière d'un chœur antique, prennent part à la construction du récit dans une tension très palpable mais rarement explosive, de manière quasi archétypale. À l'ultime scène, la mort de Jonah prend dès lors par sa violence éruptive une dimension quasi mythique. Le décor de , sous les éclairages très directs et crus de , demeure presque spartiate avec juste quelques éléments centraux : le piano droit d'accompagnement, le mur noir de la honte où seront peints les noms de victimes, fictives ou bien réelles d'actes racistes aux États-Unis. Il renvoie à la perspective d'une classe, ou d'une école d'art dramatique avec ses tables bien rangées, lesquelles se mueront en projectiles à l'évocation des scènes d'émeutes, ou en lit d'hôpital mortifère lors du décès du père David.


Pour cette reprise, l'entière distribution de la création a été reconduite avec succès. La soprano américaine , établie aux Pays-Bas depuis près de trente ans,  championne de tous les répertoires, du baroque à la création contemporaine la plus pointue, apporte par la chaleur de son timbre et par la largeur de sa tessiture, toute la dimension humaine et l'épaisseur tragique au personnage central de Delia Daley. Le père Daley est incarné par Mark S Doss, baryton-basse à l'autorité phénoménale et au timbre d'airain, collaborateur régulier de l'opéra bruxellois : il nimbe son personnage de toute l'aura et la noirceur d'un patriarche autant redouté que vénéré. Le baryton britannique par la chaleur un rien fragile de son timbre et son expressivité naturelle confère toute l'épaisseur ambiguë requise au personnage de David Strom, déraciné écorché vif et pétri de contradictions, coincé entre deux cultures en un pays qui lui est étranger. Le ténor sud-africain Levy Skegapane prête sa voix claire agile et lustrale au touchant personnage de Jonah. Cet habitué des rôles belcantistes donne ici toute l'aura nécessaire au personnage de jeune prodige exfiltré de son milieu originel par sa passion pour le beau chant et les répertoires anciens. Le frère Joey – lequel trouve une forme de commitment par sa pratique du jazz et sa passion de la pédagogie – est dévolu au baryton britannique , autre chanteur au répertoire opératique aussi varié qu'étendu : son timbre très malléable et son registre expressif varié confèrent à ce rôle central toute l'ambiguïté humaniste nécessaire.

En total contraste, le rôle de Ruth, cette révoltée engagée, est confié à la chanteuse actrice et présentatrice belge , laquelle pulvérise, avec une acidité rutilante et de manière subversive, les poncifs de l'opéra traditionnel et de la « culture wasp ». Enfin, la mezzo soprano norvégienne Jørstad, autre habituée de la maison bruxelloise et déjà appréciée in situ lors des productions de Lulu, Eugène Onéguine ou du Macbeth Underworld de Pascal Dusapin, apporte une touche de légèreté sensuelle au fil de son incarnation de Lisette Soer, professeur de chant et un court moment amante de Jonah.

Il convient enfin de saluer la très convaincante et sympathique prestation du chœur d'enfants Equinox, créé à l'instigation de Maria João Pires et de la Chapelle Reine Elisabeth pour favoriser l'expression musicale d'enfants issus du tout-Bruxelles dans le souci d'une grande mixité sociale. Préparé par , il magnifie toute la pénultième scène – un superbe gospel d'une aura aussi enthousiasmante que divinatoire : un numéro donné en bis lors du salut des artistes et auquel un public conquis finit par se joindre, en fredonnant ou en claquant des mains ! Voici donc enfin venu le temps où nous aussi, public, nous chantons !

Crédits photographiques  © Bernd Uhlig

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