A l’Opéra Royal de Wallonie, une émouvante, féministe et très réussie Kát’a Kabanová
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Liège. Opera Royal de Wallonie-Liège. 20-X-2024. Leoš Janáček (1854-1928) : Kát’a Kabanová, opéra en trois actes sur un livret du compositeur, d’après la traduction tchèque de Vicence Cervinka de l’Orage d’Alexandre Ostrovsky. Mise en scène : Aurore Fattier. Décors : Marc Lainé et Stéphan Zimmerli. Costumes : Prunelle Rulens. Lumières : Anne Vaglio. Vidéo : Vincent Pinckaers. Avec : Anush Hovhannisyan : Kát’a Kabanová; Anton Rosistkiy : Boris Grigorjevič;; Nino Surguladze : Marfa Kabanová; Magnus Vigilus : Tichon Ivanyč Kabanov; Dmitry Cheblykov : Savël Dikoj; Alexey Dolgov : Vana Kudrjás; Jana Kurucová : Varvara; Daniel Miroslaw : Kuligin; Anne-Lise Pochlopek : Glasa/ Feklusa. Solistes et Choeurs de l’Opera Royal de Wallonie-Liège, Denis Segond, direction. Orchestre symphonique de l’Opéra Royal de Wallonie Liège, Michael Güttler, direction.
Le public liégeois retrouve après un quart de siècle d'absence Kát'a Kabanová de Leoš Janáček dans une économe mais efficace mise en scène d'Aurore Fattier.
Janacek n'avait plus été joué sur place depuis Jenůfa en 2005 dans la reprise de la mise en scène de Friedrich Meyer-Œrtel. C'est dire si cette production de Kat'a Kabanova était très attendue.
L'héroïne malheureuse (celle de l'Orage d'Alexandre Ostrowski) sensible aux charme du beau Boris, un Moscovite de passage, succombera à la tentation de l'adultère passionné, en l'absence de son mari violent et alcoolique Tichon. Mais, dans son remords, elle sera victime des conventions sociales, d'une religiosité sclérosante et d'un provincialisme stupide cristallisés par le seul personnage de sa détestable belle-mère, la mégère Marfa, Un coupable sentiment et l'abandon de tous auront raison d'elle et la mèneront au suicide par noyade dans la Volga.
La metteuse en scène Aurore Fattier s'est déjà fait remarquer entre autres au Théâtre de Liège par sa relecture de Hedda inspiré de la pièce Hedda Gabler d'Ibsen ; elle signe ici sa première mise en scène lyrique et transforme cet essai en un coup de maître. Cette production fonctionne très bien tout d'abord par l'à-propos de la réalisation scénique, entre une évocation très prégnante de la Russie et l'actualisation du drame, prenant fait et cause pour un féminisme libertaire : une ambivalence bien cernée par les beaux costumes de Prunelle Rulens. Outre la conduite d'acteurs efficace mais sans surlignage stérile et le sens du timing, on est saisi à la fois par cette évocation d'une condition féminine quasi maudite – et hélas toujours bien d'actualité – et par celle d'une toute-puissante Nature, avec l'omniprésente Volga et ses berges, telle qu'imaginées par les décorateurs Marc Lainé et Stéphan Zimmerli dans le souvenir des peintures faussement naïves d'un Koustodiev. Le fleuve demeure le centre de gravité de tout l'opéra, entre onirisme et symbolisme, entre majesté et débâcle, point d'ancrage de toute la perspective dramatique, figurée dès le lever de rideau, entre brumes et pluies, sous un vol lourd et menaçant de sombres grives.
Le plateau se métamorphose par petites touches, pour évoquer la « prison domestique » de l'héroïne dans sa banalité quotidienne et tragique : ici le lit conjugal, là une table bien peu hospitalière, ou encore la clé fatidique du jardin et de la Destinée. Au lever du rideau du troisième acte, le décor se mue en un vaste préau abritant la foule apeurée d'un orage plus sociétal et intérieur que purement météorologique, dans un camaïeu de gris quasi funèbre.
Les vidéos de Vincent Pïnckaers cernent en gros plan les principaux protagonistes du drame pour faire ressortir la moindre de leurs émotions. Ailleurs ce sont des « doublures temporelles » qui cadrent l'action : deux fillettes insouciantes rappellent par leurs jeux la longue complicité unissant depuis l'enfance Katia et sa belle-soeur Varvara, ou encore, lors du final, au moment où le corps de la malheureuse suicidée est repêché, sort de la foule hagarde son sosie plus jeune, bercée encore de rêveries idéalisées : une façon de perpétuer, par l'entretien d'une illusion, la tragédie intime et l'hypocrite comédie humaine.
La soprano Anush Hovhannisyan brûle les planches dans le rôle-titre. Présente quasiment durant tout le drame, elle joue la carte de l'économie vocale et expressive pour les premières apparitions timorées d'une Katia terrorisée par sa marâtre. Mais sa féline vocalité gagne vite en assurance quasi vériste lors du duo conjugal de la fin du premier acte où elle défie son mari en partance pour Kazan. C'est toutefois lors de la rencontre amoureuse avec Boris à l'acte II qu'elle porte son incarnation à son plus haut point d'incandescence par une puissance vocale aussi passionnée que foudroyante. Dans l'immense monologue suicidaire de la pénultième scène du drame, elle nimbe le rôle d'une raucité désespérée.
Le ténor Anton Rositskiy – découvert in situ dans le rôle-titre de l'Otello rossinien, qu'il assura quasi au pied levé, et en Prince dans la Rusalka de Dvořák – confirme sa stature internationale avec son timbre d'airain et une voix souple et homogène se jouant des difficultés de la partition, notamment dans un registre suraigu d'une souveraine aisance. Il campe un Boris idéal, à la fois soumis à un oncle Dikoj despotique mais transi d'amour face à sa maîtresse Katia.
La mezzo-soprano Nino Surguladze est assez irrésistible dans le rôle acrimonieux de la belle-mère Marfa autant par sa parfaite adéquation timbrique que par son jeu scénique glaçant et manipulateur, ou encore, au deuxième acte, par son insolence face aux velléités amoureuses d'un Dikoj ivre-mort.
Nous avons, il y a peu, hautement apprécié le heldentenor Magnus Vigilius, presque parfaite incarnation de Siegfried à la Monnaie. Il change totalement de registre avec Tichon, rôle de composition de soudard maternellement soumis. Le timbre est magnifique et corsé, la technique demeure superbe, le registre légèrement barytonnant donnant, au dernier acte, une consistance désespérée, voire même une humanité inattendue à son personnage.
Les rôles secondaires sont tout aussi idéalement distribués : par la fraicheur lustrale de sa voix et son incarnation lumineuse, Jana Jurucova apporte à Varvara espérance et bonté universelles au sein de ce drame très noir. Parfaitement distribué en Vana Kurdjas, Alexey Dolgov incarne son « fiancé »: il offre une belle composition de demi-caractère, malgré çà et là quelques petites imprécisions rythmiques. Le baryton Dmitry Cheblykov impose sa stature presque marmoréenne en intraitable oncle Dikoj, mais, en total contraste, donne un aspect presque parodique à son apparition du deuxième acte, le despote familial s'étant mué en ivrogne énamouré, improbable prétendant d'une Marfa dominatrice et sadique. Mentionnons également les apparitions plus ponctuelles de Daniel Miroslaw dans le rôle du falot Kuligin, l'ami et compagnon de boisson de Boris au dernier acte, et en soubrette ingénue ou servante docile, de l'impeccable Anne-Lise Polchopek dans le doublé Glasa/Feklusa.
Précision, présence, humanisme : magnifiquement préparés par Denis Segond, les chœurs, pour leurs apparitions brèves mais essentielles au dernier acte – notamment lors de la scène de l'orage- sont proches de l'idéal. Mais la plus belle surprise vient de la fosse, avec les justes inflexions d'un orchestre local totalement retrouvé et impliqué, extrêmement volontaire et remarquable dans le rendu des couleurs si spécifiques de cette géniale partition, si typique du dernier Janáček. A la baguette, Michael Güttler est autant attentif à la délicate mise en valeur des détails d'une orchestration rutilante qu'à l'expressivité brute et mate des grands tutti. Une fosse galvanisée et un plateau tenu de main de maître concourent à faire de cette production une totale réussite scénique et musicale.
Crédits photographiques : © ORW-Liège/J.Berger
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Liège. Opera Royal de Wallonie-Liège. 20-X-2024. Leoš Janáček (1854-1928) : Kát’a Kabanová, opéra en trois actes sur un livret du compositeur, d’après la traduction tchèque de Vicence Cervinka de l’Orage d’Alexandre Ostrovsky. Mise en scène : Aurore Fattier. Décors : Marc Lainé et Stéphan Zimmerli. Costumes : Prunelle Rulens. Lumières : Anne Vaglio. Vidéo : Vincent Pinckaers. Avec : Anush Hovhannisyan : Kát’a Kabanová; Anton Rosistkiy : Boris Grigorjevič;; Nino Surguladze : Marfa Kabanová; Magnus Vigilus : Tichon Ivanyč Kabanov; Dmitry Cheblykov : Savël Dikoj; Alexey Dolgov : Vana Kudrjás; Jana Kurucová : Varvara; Daniel Miroslaw : Kuligin; Anne-Lise Pochlopek : Glasa/ Feklusa. Solistes et Choeurs de l’Opera Royal de Wallonie-Liège, Denis Segond, direction. Orchestre symphonique de l’Opéra Royal de Wallonie Liège, Michael Güttler, direction.