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Bâle. Theater Basel. 10-X-2024. Bâle. Theater Basel. 10-X-2024. Richard Wagner (1813-1883) : Götterdämmerung, opéra en un prologue et trois actes sur un poème du compositeur. Mise en scène : Benedikt von Peter. Décor : Natascha von Steiger. Costumes : Katrin Lea Tag. Lumières : Roland Edrich. Avec : Rolf Romei, ténor (Siegfried); Trine Møller, soprano (Brünnhilde) ; Gunther Papendell, baryton (Gunther) ; Andrew Murphy, basse (Alberich) ; Patrick Zielke, basse (Hagen) ; Heater Engebretson, soprano (Gutrune) ; Jasmin Eteradzadeh, mezzo-soprano (Waltraute/Deuxième Norne) ; Marta Herman, mezzo-soprano (Première Norne) ; Sarah Marie Kramer, soprano (Troisième Norne) ; Harpa Ósk Björnsdóttir, soprano (Woglinde) ; Valentina Stadler, mezzo-soprano (Wellgunde) ; Sophie Kidwell, mezzo-soprano (Floßhilde). Chœur du Theater Basel (Chef de chœur : Michael Clark) et Sinfonieorchester Basel, direction : Jonathan Nott
Avec son idée fixe, son décor unique, sa direction d'acteurs au cordeau, le Ring radical de Benedikt von Peter laisse son spectateur en larmes.
Wagner, apprend-on, n'est pas un dieu vivant à Bâle, ce que semblent effectivement confirmer les chiches apparitions du Maître de Bayreuth au Theater Basel (rien depuis le Lohengrin de 2013) ainsi qu'une salle étonnamment clairsemée pour la seconde représentation de ce Götterdämmerung, dont les 5h30, entractes compris, étaient évidemment très attendus par ceux qui avaient suivi avec ferveur L'Or du Rhin, La Walkyrie et Siegfried. On ne peut qu'être reconnaissant à l'actuel Intendant de la maison bâloise de vouloir rappeler en ses terres le génie de l'inventeur du spectacle total, le fameux Gesamtkunstwerk.
Son livret fut écrit en premier, raison pour laquelle Le Crépuscule des dieux, au contraire des trois opéras précédents, marque encore son allégeance aux fondamentaux (aria, duo, trio, choeur) du grand opéra, raison pour laquelle aujourd'hui Benedikt von Peter s'autorise enfin à retoucher le décor unique avec lequel il ambitionnait de faire des quatre opéras de L'Anneau du Nibelung un seul spectacle : il fait du Voyage de Siegfried sur le Rhin celui d'un camion de déménagement, malicieusement baptisé Rheinfahrt Umzüge (Déménagements Voyage sur le Rhin), duquel une armada en combinaison blanche extirpe le mobilier, blanc également. Dans une vitrine éblouissante, la lance brisée de Wotan fait figure d'installation contemporaine. Code vestimentaire blanc également pour les invités aux mariages. Ripolinage pour tous donc, même pour Hagen, seul à dissimuler son maillot noir sous une veste immaculée, en guise de blanchiment d'un monde condamné que Benedikt von Peter se réjouira plus loin à souiller du sang du sanglier offert en plat principal. Pendant un curieux premier entracte situé après la première scène de l'Acte II, il fera également tronçonner les arbres qui s'étaient démultipliés dans Siegfried.
Très finement caractérisés, confiés à deux interprètes de luxe (Gunther Papendell, l'Onéguine de Kosky, le Storch de Fritsch, et Heather Engebretson, dont la très originale Salomé in loco n'est pas près de quitter les mémoires), les nouveaux habitants de ce nouveau lieu, Gunther et Gutrune, ne sont pas loin de faire de l'ombre au Hagen monolithique de Patrick Zieke, presque gêné de devoir chanter dans l'aigu.
Un Siegfried vient de naître à Bâle, avec lequel on pourra compter (lire notre interview) : verbe clair, émission gracieuse, Rolf Romei affiche de bout en bout une santé éclatante, même attaché à contredire l'héroïsme primaire souvent attaché au personnage. Une réhabilitation espérée par Benedikt von Peter qui ouvre en grand les vannes de l'émotion en faisant cadeau à son héros de l'intégralité de la Marche funèbre : huit minutes intenses où, en expirant, Siegfried semble parvenir à faire le point sur ce qu'aura été sa pitoyable existence d'enfant manipulé par son grand-père. Alors qu'on le croit mort, il s'empare d'une flèche, en menace Wotan, puis s'achève lui-même. Auparavant, on l'aura vu, agonisant, s'agripper à la pelisse lupine de son grand-père révulsé qu'on puisse lui dire stop ; la gorge toujours nouée, on aura vu aussi le petit Siegfried s'adonner un dernier jeu de rôles : retourner contre lui-même son épée de bois.
Omniprésente en scène en tant que narratrice de ce Ring, poussée par les Filles du Rhin à réagir enfin (« Brünnhilde, réveille-toi, ton sommeil est ta mort »), Trine Møller achève en beauté le grand chelem des trois Brünnhilde, ce qui n'est pas donné à toutes les chanteuses tentées de relever le défi des trois tessitures. Valentina Stadler et Sophie Kidwell accueillent une remplaçante, Harpa Ósk Björnsdóttir, dans un trio d'ondines parfaitement en place, mais privées par von Peter de leurs dernières interventions, attribuées aux Nornes (Marta Herman, Jasmin Etezadzadeh, Sarah Marie Kramer, autoritaires et ténébreuses), revenues précipiter le cours des choses après l'avoir introduit. Jasmin Etezadzadeh est aussi une extraordinaire Waltraute, long point de mire d'un tableau qui, en faisant revenir toutes les walkyries, arbore la puissance de la tragédie antique.
Moment haut en couleurs avec le faux suspense de ses fausses armes lanceuses de cotillons, la scène du mariage l'est aussi avec un chœur dont les corps sont scrutés à la loupe. Après s'en être donné à cœur joie vocalement, toutes et tous sont mis à contribution jusqu'à la fin de l'acte pour une longue scène de fête au ralenti qui présente l'avantage de dynamiser la souvent longuette scène du Trio de la vengeance qui clôt l'Acte II. Même une noceuse s'empare de l'anneau qu'en jouant avec les nerfs du spectateur, Benedikt von Peter fait passer par tous les doigts possibles et imaginables. On reste fasciné par le geste souterrain (l'orchestre invisible n'apparaîtra que dans un film en fond de scène au moment des saluts), mais toujours de haute volée, de Jonathan Nott, le Sinfonieorchester Basel étant l'allié indispensable de cette production dont les derniers instants visuels sont à la hauteur du génie musical qui les illustre.
Ce Ring se paie depuis le début le luxe inédit d'inviter des chanteurs qui ne chantent pas. Le Crépuscule des dieux ne déroge pas au procédé : Erda (Hanna Schwarz en personne) erre, de même que Wotan (Nathan Berg soi-même), toujours résolu à récupérer l'anneau. Cela fait bientôt quinze heures que l'on se demande comment Brünnhilde va pouvoir confondre la mégalomanie toxique de son père, et enclencher le mécanisme de sa chute. Après qu'Alberich (Andrew Murphy toujours en pleine forme) a tué Hagen, après que Wotan a commis un dernier larcin en dérobant au fils mort du Nibelung son « Zurück vom Ring! » (une manière d'avoir encore, au propre comme au figuré, le dernier mot), voici que Brünnhilde, au lieu de plonger dans le feu avec Grane, décide soudain, après avoir remis son cheval à Wotan, médusé par cette entorse au scénario, d'opter pour la solution la plus élémentaire qui soit : courage, fuyons ! En compagnie non seulement d'Erda, mais de tous les protagonistes de cette lamentable histoire, voici qu'une interminable procession de victimes au regard tourné vers l'horizon lointain, se met à gravir avec une lenteur calculée les marches du parterre, au plus près d'un public dévasté par l'émotion. Le plateau vidé ne montre plus, aux extrémités de la table des agapes, qu'un pauvre type, anneau au doigt, abandonné par ses victimes, et qui ne ricane plus, Wotan, face à son pire cauchemar, Alberich. Il suffisait d'y penser : privé de ses auditeurs, le grand raconteur d'histoires toxiques a vécu. Le Crépuscule des dieux version Benedikt von Peter, dans lequel il n'est pas interdit de voir un questionnement opportun de l'envoûtement exercé par la musique géniale et l'imaginaire tortueux d'un compositeur nommé Wagner, c'est tout simplement le crépuscule du patriarcat.
Crédits photographiques : © Ingo Höhn
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Franchement, il faudrait me payer pour assister à ce truc très lointainement inspiré de l’oeuvre de Richard Wagner… Qu’on aille pas s’étonner après cela que le public déserte les salles d’opéra !
je n’ai pas été payée et j’ai été émue aux larmes par ce fabuleux opéra. Bravo et mille merci à tous les interprètes et à la mise en scène. Quel voyage époustouflant!
Merci pour votre avis sur ce spectacle
Ce qui était inhabituel était d’être assis à la premiere rangée et d’être à deux mètres des interprètes. Le public n’avait pas déserté la salle lors de la représentation du dimanche, presque toutes les places étaient occupées. Wagner était peut-être le dernier compositeur intouchable, ce n’est plus le cas.