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Immersion sonore à la Biennale Musica de Venise

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Venise. Biennale Musica du 6 au 9-X-2024
6-X : Arsenal : Teatro alle Tese : Marco Momi (né en 1978) : Kinderszenen, pour piano, orchestre et électronique (CM) ; Beat Furrer (né en 1954) : Konzert, pour violon et orchestre ; Bernd Alois Zimmermann (1918-1970) : Sinfonie in eimem Satz, pour orchestre. Mariangela Vacatello, piano ; Noa Wildschut, violon ; WDR Sinfonieorchester ; Serge Lemouton, technique Ircam ; direction Ilan Volkov.
7-X : 17h : Ca’ Giustinian ; Salle des colonnes : Vito Žuraj (né en 1979) : Scratch, pour quatuor à cordes ; Clara Iannotta (née en 1983) : A failed entertainment, pour quatuor à cordes ; Georg Friedrich Haas (né en 1953) : String Quartet n°10. Quatuor Kandinsky : Hannah Kandinsky, Israel Gutiérrez, violon ; Ignazio Alayza, alto ; Antonio Gervilla Díaz, violoncelle.
7-X : 20h : Teatro alle Tese : Samir Odeh-Tamimi (né en 1970) : Roaïkron pour 6 percussionnistes (CM) : Wolfgang Rihm (1952-2024) : Tutuguri VI (Kreuze), pour six percussionnistes. Christian Benning Percussion Group.
8-X : 17h : Tese dei Soppalchi : Georg Vogel, claviton ; Theresa Baumgartner, création lumière.
8-X : 20h : Teatro Piccolo Arsenale : Zeno Baldi (né en 1988) : Laminar flow pour piano, clavier MIDI et 2 percussions. Lisa Streich (née en 1985) : Orchestra of black butterflies, pour deux pianos accordés au quart de ton et deux percussions (CM). Yam / Wire : Laura Barger et Julia Den Boer, pianos ; Russell Greenberg, Sae Hashimoto, percussion. CIMM, centro di Informatica Musicale Multimediale, diffusion sonore.
9-X : Teatro alle Tese : 20h : Salvatore Sciarrino (né en 1947) : Nocturnes, pour orchestre (CM) ; Luca Francesconi (né en 1957) Sospeso – a suspension of disbelief, pour orchestre amplifié CM). Frankfurter Opern – und Museumorchester ; Thierry Coduys, RIM ; direction, Thomas Guggeis,

Pas de théâtre ni de danse, pas d'images et autres sollicitations extra-musicales pour cette quatrième et dernière édition très audacieuse de à la tête de la Biennale Musica de Venise : il est question de « Musique absolue » (le terme est inventé par Richard Wagner), si tant est qu'elle existe et qu'on puisse la définir, un concept qui n'en ouvre pas moins très grands les horizons du sonore.

À travers concerts, installations, musique écrite et improvisation, nouvelle lutherie et innovations technologiques, c'est une vision plus « abstraite » de l'art sonore que propose cette 68ᵉ édition du Festival international de musique contemporaine (du 26-IX au 11-X), étayée par des rencontres, tables-rondes et conférences explorant les aspects intrinsèques du phénomène sonore et abordant la question fondamentale « du sens de la musique et son essence linguistique et communicative ».

Le pur et l'épure

La Salle des Colonnes de la Ca' Giustinian, le QG luxueux de la Biennale Musica en bordure du Grand Canal, accueille le jeune Quatuor Kandinsky, phalange viennoise née en 2020, qui a mis trois œuvres à son programme. Du slovène , Scratch (2012) est une courte pièce, musique de gestes jouant sur les contrastes, entre texture saturée (masse) et écriture constellatoire (points). De plus grande envergure, A failed entertainment (« Un divertissement raté ») est une pièce déjà ancienne (2013) de l'Italienne qui emprunte son titre au roman éponyme de David Foster Wallace. La compositrice ajoute au dispositif des quatre cordes quelques accessoires – morceaux de polystyrène sur le dos de la main du second violon, sourdines, sonnettes et appeaux au pied des instrumentistes – pour travailler, dit-elle, « au-delà du son lui même » : bruit blanc, trémolos légers, glissades, frottements, sifflements émanant de la bouche des musiciens… Se dévoile un univers sonore subtil et délicat, non dénué d'humour, qui semble épouser les tours et détours d'un scénario secret.

Rien de tel avec l'Autrichien Georg Friedrich Haas qui, dans String Quartet n°10 (dédié aux Arditti) renouvelle et approfondit l'expérience de son Quatuor à cordes n°3 (2001) en « composant pour l'obscurité ». Sont effacés le geste et la physionomie même des instrumentistes sur scène – ils jouent par cœur et dans le noir durant 40′! – pour concentrer l'écoute (quasi « acousmatique ») sur le son et son devenir. La trajectoire est impressionnante, de la première séquence, où les cordes évoluent comme une nuée d'oiseaux dans le ciel, aux variations multiples de textures qui s'ensuivent, l'œuvre semblant embrasser toutes les configurations qu'il est possible d'imaginer avec quatre archets pour faire vivre la matière sonore : l'expérience d'écoute est unique (qui se modifiera à chacune des exécutions) et la performance des Kandinsky sidérante.

Le son augmenté

Les concerts d'orchestre ont lieu à l'Arsenal, lieu mythique qui accueille la Biennale d'Art et de Musique. Au Teatro alle Tese, le WDR Sinfonieorchester dirigé par interprète trois pièces parmi lesquelles la création mondiale attendue, Kinderszenen, de l'Italien assis à la console de projection. La pièce emprunte son titre au célèbre cycle pour piano de Schumann. On chercherait en vain des références directes au chef-d'œuvre du romantique allemand si ce n'est la présence d'un piano soliste au centre de la partition et celle de voix d'enfants entendues à travers les haut-parleurs lors d'une courte séquence électroacoustique à la fin de la partition. La texture orchestrale est foisonnante, infiltrée par l'électronique, et le piano (vaillante Mariangela Vacatello) toujours éruptif, embrassant tout le registre de l'instrument et mobilisant parfois paumes et avant-bras sur le clavier. Les dernières pages ne manquent pas de poésie, avec le tambour d'océan et l'horizon marin qui se découvre, même si la trajectoire globale, marquée par une cadence du piano, ne laisse d'interroger.

Féminine toujours, l'autre soliste de la soirée est la violoniste hollandaise . Elle est sur le devant de la scène dans Konzert (2017) de l'Autrichien dont on fête les 70 ans. Pas d'électronique mais un accordéon dans cette pièce en trois mouvements où le violon, toujours en tension, reste conducteur, dessinant de grandes trajectoires descendantes puis ascendantes qui aimantent les sonorités de l'orchestre. Le travail sur les allures du son et les textures qui en résultent tient en alerte mais ne légitime pas pour autant la découpe en trois mouvements.

Rarement jouée, la Sinfonie in eimen Satz (« Symphonie en un seul mouvement ») de Bernd Alois Zimmermann compète ce concert pour le moins éclectique. L'œuvre de relative jeunesse du compositeur allemand est au répertoire de la WDR depuis sa création en 1951 (révisée en 1953). Un orgue, un piano/célesta, trois percussionnistes et deux timbaliers sont requis pour cette pièce très concentrée (15′) où l'influence de Bartók est patente même si l'organisation sérielle des hauteurs préside à l'écriture. Orgue grinçant, registre sombre et timbales agissantes insufflent un ton tragique autant qu'effrayant à cette page d'une tension extrême que Zimmermann porte jusqu'au chaos. L'écriture est virtuose, qui traite l'orchestre par pupitres, et les cordes hollywoodiennes dans un final qui frise la parodie.

La seconde soirée d'orchestre convie deux personnalités incontournables de la scène italienne autant qu'internationale, et à qui La Biennale a passé commande. Trois sous-titres guident notre écoute dans Nocturnes de Sciarrino, musique sans électronique chez le Sicilien qui prône l'écoute écologique. Un sogno di Chopin fait entendre un souffle, une respiration bientôt colorée par les bruits de la nuit, dans la fragilité et la discontinuité des apparitions quand de violents bruits de ferraille en rompent la tranquillité. Sans nuages (clin d'œil à Debussy) répète à l'envie, grinçant autant qu'obsédant, un petit bruit dont on ne voit pas la source, qui s'inscrit sur une toile de fond frémissante : stridulation des cordes, trémolos sensuels des clarinettes, présence des trompettes en sourdines. Le ciel se trouble horriblement et le rêve vire au cauchemar dans Fine di un sogno urbano, une dernière séquence de plus en plus perturbée et bruyante rythmée par un motif plaintif des cordes typiquement schiarrinien. Des citations émaillent ce dernier mouvement énigmatique ; revient le début du premier Nocturne de Chopin qui flotte dans l'air depuis le début et referme la partition. L'œuvre est finement conduite par le jeune à la tête de l'Orchestre de l'Opéra – et du Musée de Francfort qui ne démérite pas.

a rejoint à la console pour Sospeso – a Suspension of Disbelief, sa nouvelle œuvre pour orchestre amplifié en trois parties pour laquelle le compositeur avance le concept (stockhausenien ?) de « moments » : « Le temps se suspend et on se sent transporté dans une dimension du présent et du maintenant», écrit le compositeur. Ainsi le premier mouvement ressemble-t-il à un cahier d'esquisses avec quelques beaux effets de timbre (le maître a été à bonne école avec Luciano Berio) qui laissent la forme en suspend. Dans le deuxième mouvement, les textures en flottement et le temps lisse avec perturbation (des moments d'humeur) virent rapidement à l'ennui quand la musique d'un mambo avec sifflet et réjouissances cuivrées nous réveille dans la dernière partie, rajoutant à l'hétérogénéité du propos, au sein d'une pièce que l'on peine à apprécier dans sa longueur.

Transe rythmique

Dans le Teatro alle Tese dont on a retiré les praticables, le public est au centre de l'arène et les six percussionnistes – l'ensemble allemand Percussion Group – sont spatialisés sur le pourtour dans un concert entièrement percuté, avec peaux, bois et métaux à hauteurs indéterminées. Le compositeur palestinien Samir Odeh-Tamimi s'est conformé peu ou prou au dispositif de Tutuguri VI de pour sa pièce en création. Son titre, Roaïkron, est une sorte de mot-valise que le compositeur traduit par « Rêve saturnien ». Dans les mains des six percussionnistes qui ne ménagent pas leur énergie, des baguettes dures pour un impact puissant sur les peaux (toms et grosse caisse) et les bois (temple blocs). L'écriture donne lieu à des superpositions rythmiques complexes entendues dans les différents registres des instruments, avec des bribes de texte lancées par les interprètes pour ajouter au foisonnement. En revanche, les énergies convergent dans des passages-refrains qui soulignent l'ordre rituel de cette cérémonie étrange et musclée que le compositeur pousse jusqu'au chaos. Le bruit des chaines manipulées par le chef coupe court à la transe et ramène le silence.

Tutuguri VI (Kreuze), pierre d'angle du répertoire percuté à six, est la dernière partie du poème-dansé Tutuguri de , œuvre colossale de jeunesse (1981) composée d'après un poème qu'Antonin Artaud écrit à la fin de sa vie, suite à une expérience chamanique, le rite du Peyotl : Tutuguri est une musique primale, hypnotisante, qui évolue par blocs massifs et répétitions sèches. Rihm traite les peaux par familles, privilégiant la caisse claire avec timbre et les roulements qu'il fait circuler d'un set à l'autre. Le son nous parvient pas vagues, qui enfle et se rétracte, accélère et ralentit, dont les six percussionnistes ne graduent pas suffisamment à notre goût les intensités. L'arrivée des marteaux de bois et leurs impacts explosifs est toujours spectaculaire ainsi que les cymbales entrechoquées en synchronie par les six musiciens qui font tourbillonner le son et sa résonance : radical et absolu!

Claviton solo

L'instrument à deux claviers, construit par le compositeur et performer , possède, comme l'orgue, différents jeux et registres, des pédales d'effets comme sur la guitare électrique et un large vibrato rappelant les ondes Martenot ; mais la recherche d'intonation singulière que Vogel obtient sur le clavier, avec une division de l'octave en 31parties, remonte aux expérimentations vertigineuses du vénitien en 1558 ! Même si les profils mélodiques issus du jazz sont nettement reconnaissables, les contrepoints y sont étranges, les harmonies instables avec des sons « qui pleurent ». Le bouclage de formules d'accompagnement sur lesquels s'élèvent des jeux de trompette et de saxophone donne l'illusion d'une jam session hirsute et joyeuse agrémentée des fumigènes et autres lumières sophistiquées de .

Voyage de l'écoute

La formation pour deux pianos et deux percussions, sur le modèle de l'emblématique « Sonate » de Bartók, a inspiré nombre de compositeurs, donnant naissance à des quatuors constitués de ce type. Ainsi le groupe New-yorkais Yarn/Wire est-il installé sur le plateau du Teatro Piccolo Arsenale pour un fabuleux voyage de l'écoute auquel nous convient l'Italien Zeno Baldi et la Suédoise Lisa Streich.

Dans Laminar flow de Baldi, le second piano a cédé la place à un clavier MIDI, contrôlant un circuit électronique sophistiqué. Le percussionniste Russel Greenber est assis, stimulant avec un micro la surface d'une cymbale et d'un tom pour générer des feedbacks tandis que la peau de la grosse caisse se met à vibrer par sympathie. De petites bouteilles de couleur sont suspendues que Sae Hashimoto fait tinter doucement sur la trame sonore fluide qu'entretient le piano dont le clavier préparé flirte avec la microtonalité. Baldi nous met à l'écoute de ces phénomènes étranges et de leurs interférences au sein d'un espace mouvant autant qu'immersif.

Face à face, les deux pianos sont sur la scène, accordés au quart de ton et « motorisés », dans Orchestra of black Butterflies de Lisa Streich, notre coup de cœur de la Biennale. La pièce est donnée en création mondiale par les musiciens de Yarn/ Wire : musique sensible et sensuelle à l'image de ces brins de papier actionnés par les moteurs dans les deux pianos (une des inventions de la compositrice) qui effleurent les cordes de l'instrument selon différentes vitesses contrôlées par les percussionnistes. Comme chez Debussy qui semble convoqué au début et à la fin de l'œuvre, la partie de piano fait oublier les marteaux au profit de la couleur et de la résonance : piano cloche dans un temps long qui alterne avec une séquence agitée en arpèges fluides, irradiée par la percussion scintillante et animant d'autant le ballet des tiges de papier : les contrastes s'accusent entre musique pulsée et temps lisse, dimension verticale des accords complexes et horizontalité du flux. Les tuyaux harmoniques (rhombes), comme les tiges de papier, tournoient dans l'air, doux et caressants, qui prolongent et hybrident le son des pianos. Les percussionnistes donnent de la voix (bouche fermée) et viennent parfois s'asseoir sur la banquette des pianistes pour prêter une troisième main au « piano-orchestre » dont la richesse harmonique et l'univers poétique ravissent tous nos sens.

Le Lyon d'Or de la Biennale est remis cette année à la compositrice britannique pour l'ensemble de son œuvre tandis que Lisa Streich remporte, avec Orchestra of black Butterflies, le Prix de la meilleure composition délivré par le Jury des étudiants du Conservatoire.

Crédits photographiques : © La Biennale di Venezia ph. Andrea Avezzù

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Venise. Biennale Musica du 6 au 9-X-2024
6-X : Arsenal : Teatro alle Tese : Marco Momi (né en 1978) : Kinderszenen, pour piano, orchestre et électronique (CM) ; Beat Furrer (né en 1954) : Konzert, pour violon et orchestre ; Bernd Alois Zimmermann (1918-1970) : Sinfonie in eimem Satz, pour orchestre. Mariangela Vacatello, piano ; Noa Wildschut, violon ; WDR Sinfonieorchester ; Serge Lemouton, technique Ircam ; direction Ilan Volkov.
7-X : 17h : Ca’ Giustinian ; Salle des colonnes : Vito Žuraj (né en 1979) : Scratch, pour quatuor à cordes ; Clara Iannotta (née en 1983) : A failed entertainment, pour quatuor à cordes ; Georg Friedrich Haas (né en 1953) : String Quartet n°10. Quatuor Kandinsky : Hannah Kandinsky, Israel Gutiérrez, violon ; Ignazio Alayza, alto ; Antonio Gervilla Díaz, violoncelle.
7-X : 20h : Teatro alle Tese : Samir Odeh-Tamimi (né en 1970) : Roaïkron pour 6 percussionnistes (CM) : Wolfgang Rihm (1952-2024) : Tutuguri VI (Kreuze), pour six percussionnistes. Christian Benning Percussion Group.
8-X : 17h : Tese dei Soppalchi : Georg Vogel, claviton ; Theresa Baumgartner, création lumière.
8-X : 20h : Teatro Piccolo Arsenale : Zeno Baldi (né en 1988) : Laminar flow pour piano, clavier MIDI et 2 percussions. Lisa Streich (née en 1985) : Orchestra of black butterflies, pour deux pianos accordés au quart de ton et deux percussions (CM). Yam / Wire : Laura Barger et Julia Den Boer, pianos ; Russell Greenberg, Sae Hashimoto, percussion. CIMM, centro di Informatica Musicale Multimediale, diffusion sonore.
9-X : Teatro alle Tese : 20h : Salvatore Sciarrino (né en 1947) : Nocturnes, pour orchestre (CM) ; Luca Francesconi (né en 1957) Sospeso – a suspension of disbelief, pour orchestre amplifié CM). Frankfurter Opern – und Museumorchester ; Thierry Coduys, RIM ; direction, Thomas Guggeis,

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