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Siegfried à Bâle : Brünnhilde contre Wotan

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Bâle. Theater Basel. 8-X-2024. Richard Wagner (1813-1883) : Siegfried, opéra en trois actes sur un poème du compositeur. Mise en scène : Benedikt von Peter. Décors : Natasha von Steiger. Costumes : Katrin Lea Tag. Lumières : Roland Edrich. Avec : Rolf Romei, ténor (Siegfried) ; Karl-Heinz Brandt, ténor (Mime) ; Nathan Berg, basse (Der Wanderer) ; Andrew Murphy, basse (Alberich) ; Runi Brattaberg, basse (Fafner) ; Hanna Schwarz, mezzo-soprano (Erda) ; Trine Møller, soprano (Brünnhilde) ; Álfheiuður Erla Guðmundsdóttir, soprano (Waldvogel). Sinfonieorchester Basel, direction : Jonathan Nott

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A Bâle dans la mise en scène de , la saga wagnérienne racontée par Brünnhilde continue de passionner : entre Wotan et sa fille préférée, la guerre est maintenant déclarée.

Dans la deuxième journée de L'Anneau du Nibelung, il faut attendre plus deux heures avant que ne se fasse entendre un timbre féminin. Mais dans la production de , c'est la voix parlée de Brünnhilde, habituellement censée retrouver ses cordes vocales au terme de l'opéra le plus testostéroné de Wagner qui parvient d'abord à l'oreille du spectateur. Comme dans L'Or du Rhin et La Walkyrie déjà donnée ici , la fille apostrophe le père: de questions (« Où es-tu ? ») en affirmations (« Je te vois partout»), d'ordres (« Tue tes dragons tout seul ») en objurgations (« Laisse nos vies tranquilles »), Brünnhilde apparaît cette fois bien décidée à en découdre avec le grand raconteur d'histoires de son enfance et de son adolescence. Les yeux enfin dessillés par l'âge adulte, elle entend non seulement s'affranchir, mais aussi faire définitivement tomber le masque d'un géniteur qui a encore de belles proies devant lui, notamment le plus jeune de la fratrie, ce Siegfried tout feu tout flammes, âgé aujourd'hui de vingt ans, dont le cerveau disponible se débat pour l'heure avec l'imaginaire d'un bestiaire bien familier: sirènes, crapaud, géant… Dès l'Acte I, cette Brünnhilde tente d'arrêter en Cassandre le cours mortifère des choses, conseillant notamment à son neveu de ne surtout pas accepter les morceaux de l'épée paternelle tendus par Mime. Peine perdue : immaturité aidant et imaginaire abreuvé des belles histoires de l'oncle Wotan, l'orphelin escompte trouver un sens à sa vie d'adulte dans les divers scénarios ourdis par son grand-père: la forge de l'épée, le combat avec le dragon, et, en bouquet final,  le bis repetita des fondements de cette famille hautement dysfonctionnelle : l'inceste avec tante Brünnhilde !

maîtrise tellement le scénario de son Ring en avatar des secrets de famille (son Siegfried se travestit en loup plutôt qu'en ours, élémentaire, mon cher Wagner!) qu'à l'inverse de tant de Tétralogies ivres d'opulence scénographique, il n'a pas besoin d'un nouveau décor. Une nouvelle fois, son sens du suspense s'exerce sans lasser dans la propriété familiale dévoilée dès L'Or du Rhin: ses arbres sous la lune, sa dépression dans le jardin (très commode pour en faire surgir le feu de la forge), sa longue table des repas de famille. Pendant les vingt années séparant La Walkyrie de Siegfried, les marionnettes de l'enfance ont grandi elles aussi. Echappées du castelet de Papy Wotan, les voici qui s'invitent sur le plateau à la moindre occasion. A l'instar des souvenirs engrangés au fil d'une vie, leur liste s'en est allongée : aux Filles du Rhin et au Crapaud Alberich, se sont adjoints des Wälsungen à tête de loup (des Siegmund et Sieglinde aux bras démesurés dans lesquels l'orphelin trouvera refuge et consolation), un Géant vraiment géant (Fasolt et son crâne fracassé). Même occis, le Dragon rejoindra la logique de ce bestiaire à l'humanité vibrante. Pas loin de voler la vedette aux personnages bien réels de l'opéra, cet aréopage des plus expressifs, manipulé à vue, est constamment bouleversant dans sa façon de montrer combien, même devenu adulte, l'on peut rester sous emprise des premières fois de son enfance.

On avait d'emblée été de ceux fascinés par le « plateau mystique » mettant en musique cette nouvelle lecture du Ring: le procédé, qui a le mérite d'enfoncer le clou du rêve wagnérien de l'orchestre invisible, semble encore mieux fonctionner cette fois. Cette musique sourdant à la verticale des profondeurs du plateau focalise l'attention sur des interprètes à l'impressionnante autonomie. On n'a rarement été aussi éloigné qu'à Bâle de l'imagerie du chanteur d'opéra à la rampe avec la main sur le cœur. Dirigé par , le délivre une prestation chambriste d'une suffocante beauté : le Chant de la forge est plus torrentueux que martial ; l'arrivée au sommet du Rocher des walkyries révèle un registre aigu des cordes d'une rare élévation ; même rebelle, le cor de Siegfried chante.

Dirigée sans faillir par la mise en scène (le Réveil de Brünnhilde est une merveille d'émotion), la distribution captive tout autant. , même quand il lui arrive de se laisser piéger au détour d'une phrase retorse, est un Mime de chambre où son ténor de caractère trouve belle matière à s'exprimer. confirme son excellente forme en Alberich. Rouge peluche aux rémiges accueillantes, est un oiseau de luxe, de surcroît merveilleusement expressif scéniquement. On admire une fois encore l'art avec lequel, en Erda aux graves étonnamment souterrains, gère une voix qui, un bon demi-siècle plus tôt, fit belle autorité en Fricka avec Patrice Chéreau. Parfaitement ronflant et éructant lors des affrontements, sait humaniser plus loin les questionnements de Fafner. Trine Møller, très habitée, nous a paru encore meilleure Brünnhilde que dans La Walkyrie, jusqu'à ce final impossible en terme d'écart, d'endurance et de souffle où, sur les ultimes mesures, elle domine quelque peu son partenaire, . Après avoir fréquenté avec succès Lohengrin et Parsifal (il fut aussi Max à Bregenz l'été dernier), le ténor suisse allonge à l'évidence la liste des Siegfried du moment. Son Chant de la forge sonne sans fatigue apparente, comme transporté lui aussi porté par l'orchestre incandescent de Nott. Son Acte II est sans histoires avec des Murmures de la forêt d'une brûlante poésie. On admire jusqu'à l'Acte III, le style avec lequel, en récitaliste incarné, il gère le rôle le plus crucifiant de Wagner, une perceptible fatigue ne se faisant jour que sur les dernières mesures. En matamore imbu (ses odieux ricanements au bord de la consommation de l'inceste), se régale en faux Voyageur bien décidé à ne rien lâcher.

Bien que crépusculaire (pour le solaire espéré de l'Acte III, on repassera), la production est mâtinée de conséquents flashs esthétiques : la forge savamment assurée par des allers/retours entre sol et sous-sol, la grandiose scène de beuverie Wotan/Erda, l'arrivée au sommet du « rocher » avec le bestiaire au complet se serrant les coudes dans les fumigènes autour d'un éclatant et bien réel destrier, les sombres orages désirés… Une nouvelle vision saisissante montre Brünnhilde se relevant soudainement du lit où elle vient de céder à Siegfried, pour planter son regard accusateur dans celui, goguenard, de Wotan, lequel s'est autorisé, non seulement à assister à la première fois sexuelle de sa fille, mais à le faire en compagnie de l'adolescente qu'était la jeune femme vingt ans plus tôt. On parie sans trop de risque sur le bien-nommé d'un Crépuscule des dieux qu'on devine providentiel dans sa capacité annoncée à faire perdre de sa superbe au triste sire…

Crédits photographiques : © Ingo Höhn

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