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Lyon. Opéra. 2-X-2024. Alban Berg (1885-1935) : Wozzeck, opéra en trois actes sur un livret du compositeur d’après Georg Büchner. Mise en scène : Richard Brunel. Décors : Etienne Pluss. Costumes : Thibault Vancraenenbroeck. Lumières : Laurent Castaingt. Avec : Stéphane Degout, baryton (Wozzeck) ; Ambur Braid, soprano (Marie) ; Thomas Ebenstein, ténor (le Capitaine) ; Thomas Faulkner, basse (le Docteur) ; Robert Watson, ténor (le Tambour major) ; Robert Lewis, ténor (Andrès). Jenny Anne Flory, mezzo-soprano (Margret) ; Hugo Santos, basse (Le Prêtre -Premier apprenti); Alexander de Jong, baryton (le Ministre – Deuxième apprenti) ; Filipp Varik, ténor (le Fou); Didier Roussel, baryton (Un homme); Ivan Declinand, soprano (l’Enfant de Marie). Chœur, maîtrise (chef de choeur : Benedikt Kearns) et orchestre de l’Opéra de Lyon, direction : Daniele Rustioni
Etats généraux de la souffrance à Lyon avec le Wozzeck dystopique de Richard Brunel.
On pourra ergoter à l'envi quant à l'absence de l'étang, de l'auberge, des talents de barbier du pauvre soldat d'Alban Berg : dans le Wozzeck réalisé par l'actuel directeur de l'Opéra de Lyon, il y a bien plus.
Alors qu'il n'était « que » metteur en scène de théâtre, Richard Brunel a longtemps fantasmé autour du héros de Büchner, même sans la musique géniale qui en a fait en 1925 le premier héros pauvre du répertoire lyrique. En 2024, il installe le quotidien désespérant de Wozzeck dans le béton glacial d'un centre d'observation. Un peu comme certains font don de leurs organes à la science, le Wozzeck lyonnais, en échange de quelques subsides, a fait don de sa souffrance à un appareil d'état plus enclin au voyeurisme qu'à l'humanisme.
Dans l'intelligent décor sans état d'âme d'Etienne Pluss (murs coulissantes, néons, tuyauterie anonyme, mobilier de bloc opératoire), le premier tableau invite non seulement les deux souffre-douleur officiels de Wozzeck (le Capitaine, le Docteur) mais aussi, c'est inédit, le Prêtre dont parle le héros (la machine religieuse) et même un Ministre (la machine politique), tandis qu'au plafond un robot faisant fonction d'œil de Dieu enfonce le clou kafkaïen du spectacle. On verra plus loin que Wozzeck n'est pas le seul cobaye à venir exhiber là toute la misère du monde, d'autres « arme Leute » apparaissant régulièrement en autant de suspects d'interrogatoire. On ne sortira jamais de cet enfer : ce seront plutôt les lieux de vie du patient (un abri-bus, sa cuisine, la chambre de son enfant) qui entreront dans ce cadre glacial pour le réchauffer de leur humanité. Dans cette optique presque futuriste, le tambour-major devient installateur de vidéo-surveillance : on apprend assez vite que, comme dans le film The Truman Show, tous les faits et gestes de Wozzeck et de Marie sont captés et retransmis sur un ordinateur régulièrement consulté à jardin. The Wozzeck Show, en quelque sorte.
Même si les images du petit ordinateur relayant l'intimité du couple Wozzeck auraient gagné en spectaculaire comme en lisibilité à être projetées en grand sur des murs qui semblaient n'attendre que cela, la narration, comme dans la difficile Affaire Makropoulos qui refermait la précédente saison lyonnaise, est assez brillante, le sens des enchaînements, notamment entre les trois actes, des plus bluffants. Le message est clair : obscurs artisans dans le livret originel, le Prêtre et le Ministre ne sont rien moins, dans la lecture particulièrement sagace de Richard Brunel, que les artisans de choc du drame, tombant le masque dans la grande scène de l'auberge, le premier allant jusqu'à clamer, décomplexé par l'alcool, que son « âme pue ». Dans un tel dispositif, ladite scène fait d'un cocktail pour tous, patients et personnel confondus, un pur cauchemar : on n'est pas prêt d'oublier, sur le Postlude irrésistible qui la clôt, la danse macabre à laquelle tous se livrent autour d'un Wozzeck prostré comme un enfant, sur le lit de… son enfant.
De son côté, Daniele Rustioni, aussi à l'aise avec Berg cet automne qu'avec Puccini l'été dernier, ne se fait pas prier pour appuyer sur le champignon du malheur, conviant la phalange lyonnaise à des geysers de lyrisme intense, à des déflagrations percussives proprement effroyables. L'excellence de l'équipe vocale est annoncée en fanfare par le Capitaine de Thomas Ebenstein, dont voix de tête et voix mixte sont prodigues en aigus puissants. Son élève en toxicité, le Docteur de Thomas Faulkner, n'est pas mal non plus dans le genre pantin dénué d'empathie. L'ampleur vocale de Robert Lewis, ainsi que l'utilisation que fait la mise en scène du seul véritable ami du héros, révèle un Andrès plus saillant qu'à l'ordinaire. L'incandescence caractérise la Marie d'Ambur Braid, ce qu'in loco sa Tainturière de La Femme sans ombre et son Eva d'Irrelohe avaient plus que laissé entrevoir. Stéphane Degout en Wozzeck, à Toulouse comme à Lyon, est manifestement taillé pour le rôle. Tambour-major (Robert Watson), Margret (Jenny Anne Flory), Enfant (Ivan Declinand) et chœur affinent le cadre humain des héros tandis qu'Hugo Santos (un brin en-deçà de la projection générale), Alexander de Jong et Filipp Varik, respectivement Prêtre, Ministre et Fou, disent la grande qualité du Lyon Opera Studio.
La première de ce Wozzeck sous emprise des machines se conclut par l'acte manqué d'un aléa technique, à la réflexion riche de sens : sur la scène finale, le téléviseur censé égayer la cuisine de la famille Wozzeck n'envoie pas l'ultime dessin animé avec lequel l'enfant de Wozzeck et Marie entrevoit de conjurer son chagrin. Un futur sans image : au propre comme au figuré, quel sort funeste pour cet être humain en devenir, installé à table entre ses parents morts. The Truman Show se terminait par une note d'espoir. Ce n'est hélas pas le cas de The Wozzeck Show.
Crédits photographiques : © Jean-Louis Fernandez
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Lyon. Opéra. 2-X-2024. Alban Berg (1885-1935) : Wozzeck, opéra en trois actes sur un livret du compositeur d’après Georg Büchner. Mise en scène : Richard Brunel. Décors : Etienne Pluss. Costumes : Thibault Vancraenenbroeck. Lumières : Laurent Castaingt. Avec : Stéphane Degout, baryton (Wozzeck) ; Ambur Braid, soprano (Marie) ; Thomas Ebenstein, ténor (le Capitaine) ; Thomas Faulkner, basse (le Docteur) ; Robert Watson, ténor (le Tambour major) ; Robert Lewis, ténor (Andrès). Jenny Anne Flory, mezzo-soprano (Margret) ; Hugo Santos, basse (Le Prêtre -Premier apprenti); Alexander de Jong, baryton (le Ministre – Deuxième apprenti) ; Filipp Varik, ténor (le Fou); Didier Roussel, baryton (Un homme); Ivan Declinand, soprano (l’Enfant de Marie). Chœur, maîtrise (chef de choeur : Benedikt Kearns) et orchestre de l’Opéra de Lyon, direction : Daniele Rustioni
« The Truman Show » ne se finit pas sur une note d’espoir. Les quelques dernières secondes montrent deux des spectateurs qui reviennent fréquemment dans le film à la recherche d’un autre programme après avoir savouré la « libération » du personnage joué par Jim Carrey. Ces deux spectateurs figurant comme d’autres la majorité du public, la conclusion est plutôt désespérée (et désespérante…).