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A la Monnaie, l’onirique parcours initiatique de Siegfried selon Pierre Audi

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Bruxelles. La Monnaie. 1-10-2024. Richard Wagner (1813-1883) : Siegfried, deuxième journée du Ring des Niebelungen, opéra en trois actes sur un livret du compositeur, Mise en scène : Pierre Audi. Décors : Michael Simon. Costumes : Petra Reinhardt. Éclairages : Valerio Tiberi. Dramaturgie : Klaus Bertisch. Avec : Magnus Vigilius : Siegfried; Peter Hoare : Mime; Gábor Bretz : der Wanderer; Scott Hendricks : Alberich; Wilhelm Schwinghammer : Fafner; Ingela Brimberg : Brünnhilde; Nora Gubisch : Erda; Liv Redpath : Voix du Waldvogel. Orchestrre symphonique de la Monnaie, Alain Altinoglu, direction musicale.

La Monnaie et son directeur musical  poursuivent l'aventure d'un nouveau Ring wagnérien étalé sur deux années, avec Siegfried en ouverture de saison. C'est désormais à qu'incombe la réalisation scénique. 

On se souvient du coup de tonnerre durant la conférence de presse de La Monnaie en avril dernier: Romeo Castellucci ne mènerait pas – du moins pour le moment – son projet de Ring wagnérien bruxellois à terme, car jugé irréalisable (selon l'intendant Peter de Caluwe) dans les limites budgétaires et temporelles fixées. Pour ce Siegfried, pas de projet expérimental de long métrage selon une coûteuse « technologie encore inexplorée ». , actuel directeur du Festival d'Aix en Provence, et déjà auteur d'un Ring wagnérien audacieux voici un bon quart de siècle à l'Opéra National des Pays-Bas (où il était alors directeur général) a totalement repensé sa conception de l'ouvrage, en l'adaptant à la salle à l'italienne de La Monnaie de dimension nettement plus intime.

Le metteur en scène assume une rupture de ton certaine avec le travail, passionnant et souvent triomphalement accueilli, de son prédécesseur. Et cette production montée à la cravache en quelques mois tient du miracle – par sa justesse psychologique, son équilibre formel, son esthétique clarifiante, voire de-ci de-là son humour décalé.

Tout au plus le rocher de Brunhilde sera-t-il en blanc et noir, clin d'œil au final de la très convaincante Walkyrie selon Castellucci. Mais ici pas de symbolique parfois entravante ou de sur-appropriation de l'œuvre; Audi opte pour une linéarité très colorée du récit, à la manière des contes de fées terrorisants de notre enfance : significativement, avant même le prélude du premier acte, une courte vidéo muette nous montre un atelier de bricolage et d'initiation de théâtre, où quelques sympathiques gosses livrent leur propre interprétation de ce récit fantastique. On peut y voir aussi une forme d'allégorie de cet opéra de l'apprentissage et de l'école de la vie.

La trame retenue sera donc celle d'un itinéraire initiatique, au fil des quatre éléments (terre, feu, eau, air); un parcours esthétique et moral au cours duquel Le héros central prend de l'épaisseur au fil de l'action passant donc de l'adolescence hyperactive à une maturité adulte par le truchement des épreuves de son parcours vital.

fait le pari d'une certaine abstraction intemporelle, avec cette météorite géante et centrale – diversement éclairée  – avec grand art par - au fil du récit, magnétique et mouvante, entre autres exemples, pour figurer les écailles du dragon au deuxième acte – et comme explosée après la rencontre entre le Wanderer-Wotan avec son… petit-fils Siegfried : ses fragments suspendus ponctueront le décor de la scène finale, tels des ombres d'oiseaux augures de temps nouveaux.

Une gigantesque lance-laser (souvenir du Ring d'Harry Kupfer à Bayreuth en 1988 ?) fibre l'espace à l'arrivée du Wanderer pour la sublime scène des énigmes, épicentre du premier acte ; elle scellera aussi, verte (de rage ?), la rencontre de celui-ci avec Alberich, avant de se briser comme par magie sous les coups pourtant distanciés de l'épée Notung au climax du dernier acte ! Le temps des hommes est enfin advenu.

Mais ailleurs Audi s'amuse aussi beaucoup au fil de ce Siegfried, sorte de scherzo au sein de cette gigantesque symphonie opératique en quatre temps : au premier acte un Siegfried plus anxieux qu'intrépide, interrogatif quant à ses origines, muni de casque et gants de boxe, martyrise un outshock-bag d'entraînement venu des cieux ; Mime prépare son breuvage sur une kitchenette ludique assez infantile, ou encore la sortie de l'adolescence du héros, ayant forgé son épée, est figurée par l'implosion décalée et assez hilarante d'un grand ours en peluche.

Dans les décors assez minimalistes mais éloquents de Michael Simon, la direction d'acteurs se révèle aussi précise qu'inspirée, magnifiée par une gestuelle et une expression corporelle millimétrées, rendant fluide la succession de ces neuf scènes toutes constituées de duos dramatiques.

, remarquable heldentenor rompu au répertoire wagnérien, s'impose en Siegfried par la vaillance un peu inquiète et éruptive de son incarnation face à Mime ou à Fafner, mais aussi d'un singulier et effusif lyrisme, très modelé et versatile devant la Walkyrie réveillée. Le timbre est lustral et corsé à point, et l'endurance est au rendez-vous, même si çà et là, l'intonation pourrait être un peu plus précise.

Face à lui, le ténor anglais de demi-caractère incarne un Mime assez idéal déjà remarqué l'an dernier dans Rheingold  pour son sens du phrasé et de la couleur vocale et la précision de sa prononciation. Le timbre à la fois guttural et nasillé, convient à merveille à la félonie acide et à la fausseté intéressée et assassine du personnage.

 est un parfait Wanderer, ultime incarnation d'un Wotan fatigué laissant filer son destin. Après un sensationnel Rheingold puis un peu décevant dans la Walkyrie, ce soir l'assise des graves, d'une ductile rondeur, est superbe et l'aigu un rien plus poussif se révèle  parfaitement en phase avec ce dieu en bout de course prenant congé du Monde…

L'Alberich de est, on le sait, un peu particulier : Castellucci (et à sa suite Audi) ont voulu en faire un double négatif de Wotan par gémellité physique, vocale et ce soir vestimentaire : point de basse noire de timbre ici, mais un baryton un peu (trop) corseté dans l'expression et plus limité dans la tessiture, même si les intentions musicales et dramatiques demeurent excellentes et le timbre plus qu'intéressant.

, grande basse wagnérienne du moment, demeure un dantesque Fafner dans sa menaçante torpeur ; il laisse une impression de terreur, renforcée par l'amplification et la réverbération ajoutée électroniquement à sa voix lors de ses premières interventions émises du fond de son repaire « galactique » au centre du plateau.

réitère par des chemins différents, en Brünnhilde, l'exploit de sa Walkyrie de ce début d'année : on retrouve ici sa largeur de tessiture, sa souple vocalité, son égalité de registres, le moiré des aigus, le tout entièrement au service de l'expression. Mais ici elle humanise sensiblement le personnage par une variété de touches et de couleurs parfaitement calquées sur les attentes idéalisées, les interrogations rétives, ou encore l'épanouissement du sentiment amoureux de l'héroïne.

Pour sa courte intervention au seuil du troisième acte, Nora Gubisch compense un  relatif manque de volume par une maîtrise assumée du vibrato :  avec une connivence certaine elle prête son timbre chaud et profond et sa présence scénique à cette déesse de la Terre-Mère, lasse de son savoir ancestral et laissant le destin s'accomplir.

Enfin , déjà fêtée à la Monnaie pour une Sophie d'anthologie dans un remarquable Rosenkavalier, prête son timbre frais et son exquise musicalité à un suave et immatériel Waldvogel.

L' est l'élément capital de ce nouveau Ring bruxellois, sous la direction remarquable, vivante chatoyante, chantante -le final du troisième acte !-  et précise d'. Rarement la trame symphonique de la dramaturgie wagnérienne aura-t-elle été à ce point magnifiée, avec ce mélange à la fois de volonté de puissance tellurique (final du premier acte, duo Erda-Wotan au troisième) d'éclairage quasi chambriste (scène des énigmes au premier acte) ou d'impalpable impressionnisme (les murmures de la forêt presque debussystes !). Mais ce sens du détail et de la transparence a aussi le souci de la grande forme, de l'unité temporelle ou dramatique ou de la globalité de l'architecture.

Certes, il y a bien quelques signes d'évidente et compréhensible fatigue des pupitres de violons au terme du troisième acte (au réveil de Brünnhilde). Mais la petite harmonie et le pupitre de cors – et singulièrement le premier d'entre eux, Jean-Pierre Dassonville qui « double » le héros au deuxième acte depuis les coulisses – se révèlent d'une flamboyance et d'une acuité idéales.

Ainsi, le Siegfried de Pierre Audi, accueilli ce soir par une standing ovation, direct, sensible, à la fois enfantin et adulte, laisse une large place à l'onirisme du spectateur : et il permet – ce qui n'est pas son moindre atout –  le plein épanouissement du flux musical tout en magnifiant le travail vocal et scénique d'une distribution aussi homogène qu'assez irréprochable.

Crédits photographiques : et ; Peter Hoare et : et ; et Nora Gubisch ©  Monika Rittershaus  

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