Dialogues entre France, Allemagne et Italie aux 10e Passions Baroques à Montauban
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Montauban. Église Saint-Jacques. 27-IX-2024. Jean Gilles (1668-1705) : Lamentations du mercredi et du jeudi ; Requiem. Avec Anaïs Rabary, dessus ; Bastien Rimondi, haute-contre ; François-Nicolas Geslot, taille ; Pierre-Yves Cras, basse. Les Passions ; Chœur Dulci Jubilo. Direction : Jean-Marc Andrieu ; Christopher Gibert.
Montauban. Théâtre Olympe de Gouges. 28 IX 2024. Un concert au café de Monsieur Zimmerman. Georg-Philipp Telemann (1681- 1767) : Scherzando extrait de la Fantasia N° 6 en sol majeur TWV 40 :31 ; Quatuor en mi mineur 43 :e4 des Nouveaux quatuors en 6 suites ; Fantaisie en la majeur TWV 40 :02 ; Sonata prima en la majeur TWV 43 :A1 des 6 Quadri ; Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Sonate en trio en sol majeur BWV 1038 ; Partita N° 3 BWV 1006 ; Prélude en si bémol majeur du Clavier bien tempéré BWV866 ; Carl Philipp Emmanuel Bach (1714-1788) : Sonate en trio en si bémol majeur H.578 Wq 161/2. Ensemble café Zimmermann : Pablo Valetti, violon ; Étienne Mangot, viole de gambe ; Céline Frisch, clavecin ; Karel Valter, flûte.
Puycornet. Église de Gibiniargues. 29 IX 2024. BarbaraS, Barbara Strozzi vs Barbara. Barbara Strozzi (1619-1677) : Moralità amorosa op 3 N° 2, 1654 ; Cosi non la voglio, op 7 N° 6, 1659 ; Gradimento opus 7 N° 9 ; Amor non si fugge op 3 N° 6, 1654 ; Parla alli suoi pensieri opus 6 N° 5, 1657 ; Che si puo fare ? op 8 N° 6, 1664 ; Barbara (1930-1997) : Une petite cantate, 1965 ; Le Mal de vivre, 1965 ; Parce que je t’aime, 1967 ; Joyeux Noël, 1968 ; Pierre, 1964 ; Dis quand reviendras-tu ? 1962 ; Le soleil noir, 1968.
Amandine Bontemps, soprano ; Marwane Champ, violoncelle ; Léo Brunet, Théorbe.
En dépit de contraintes budgétaires toujours plus resserrées, d'un nombre de concerts moindre, de formats et d'effectifs réduits, la dixième édition du festival Passions Baroques aura connu un succès artistique et public, qui tient du miracle.
Anniversaire oblige, la première soirée à l'église Saint-Jacques de Montauban était consacrée à Jean Gilles, ce compositeur méridional de la fin du XVIIe siècle, au sujet duquel Jean-Marc Andrieu a effectué un immense travail éditorial, ayant en outre enregistré l'essentiel de son œuvre (Requiem, les Lamentations, la Messe en ré, le Te Deum et deux motets). Ses recherches tant historiques que musicologiques, ainsi qu'un important travail de restitution des partitions incomplètes, oubliées ou perdues, en font le spécialiste incontesté de Gilles.
Élève de Guillaume Poitevin, comme son aîné André Campra et son cadet Esprit Antoine Blanchard, puis sous-maître de musique et organiste à la cathédrale d'Aix en Provence, Jean Gilles fut ensuite Maître de Chapelle à la cathédrale Saint-Étienne de Toulouse où il décéda prématurément à l'âge de 37 ans en 1705.
Le programme comprenait les Lamentations du mercredi et du jeudi du jeune maître, ainsi que son célèbre Requiem, qui fut son chef-d'œuvre, repris tout au long du XVIIIe siècle, pour ses propres obsèques, mais aussi celles de Stanislas Leszczynski, roi de Pologne et duc de Lorraine, celles de Rameau et de Louis XV.
En formation réduite, avec cinq cordes (2 dessus de violons, 1 haute-contre de violon, 1 taille de violon, 1 basse de violon), quatre bois (traverso, flûte à bec, basson, serpent) et un orgue positif pour le continuo, l'orchestre Les Passions offre un bel équilibre, qui souligne avec finesse chaque subtilité de la partition. Il est associé au merveilleux chœur de chambre Dulci Jubilo de dix chanteurs, à deux voix par partie. La direction est partagée entre Jean-Marc Andrieu pour les Lamentations et Christopher Gibert pour le Requiem, tandis que le chef montalbanais rejoint l'orchestre avec sa flûte à bec.
Régulièrement mises en musique à partir de la Renaissance, les Lamentations de Jérémie connurent de conséquents développements au XVIIe siècle avec les nouveautés expressives du baroque naissant, où sous l'influence du concile de Trente, la monodie succède à la polyphonie. L'intensité dramatique du texte de Jérémie permet aux musiciens d'expérimenter des nouveautés comme le chromatisme et les dissonances. Ces motets ressemblent de plus en plus à des airs d'opéra. Les plus grands compositeurs, Michel Lambert, Marc-Antoine Charpentier, et plus tard Michel-Richard Delalande, François Couperin et Sébastien de Brossard opérèrent la synthèse entre la monodie italienne du début du siècle et l'air de cour pour un genre favorisant l'expression des sentiments.
La gloire posthume de Jean Gilles
Alors qu'ils utilisaient presque exclusivement l'écriture à une ou deux voix avec basse continue, Gilles dénote par ses Lamentations qui épousent la forme du grand motet versaillais avec quatre chanteurs solistes, un chœur à quatre voix et un orchestre.
Préservées de tout étalage de virtuosité vocale et de mondanités, ces Lamentations présentent une écriture utilisant des formules mélodiques simples, qui évitent les longs mélismes et une ornementation luxuriante. Sa maîtrise du langage musical et sa connaissance des moyens expressifs du grand motet est impressionnante pour un musicien d'à peine vingt-quatre ans !
Dès l'Incipit de la première Lamentation du mercredi, on goûte sans réserve la clarté de la diction de François-Nicolas Geslot dans son solo inattendu sur les paroles « Quomodo sedet sola civitas », tandis que l'ouvrage favorise la voix de haute-contre, ici le magnifique Bastien Rimondi.
Selon un contexte plus dramatique encore, la Première Lamentation pour le jeudi saint au soir présente une couleur plus sombre.
Comme à l'époque, l'orchestre utilise un diapason bas à 392 hz, où les voix évoluent dans des registres plus naturels, qui permettent des sonorités instrumentales plus profondes et rondes, tandis que la prononciation du latin à la française devait être la règle dans tout le royaume. Les basses de l'orchestre, où le basson est soutenu par le serpent, sont du plus bel effet. Nous ne pouvons que louer l'homogénéité du chœur qui offre de belles couleurs.
Dirigeant avec sa souplesse coutumière, Jean-Marc Andrieu est à son affaire dans ces œuvres qu'il connaît mieux que personne et il partage son bonheur de faire découvrir ce répertoire rare.
La qualité d'écoute du public, très concentrée est à souligner, à tel point qu'il n'y a pas eu d'applaudissement entre les deux Lamentations.
Nous ne rappellerons pas ici les circonstances de la création du Requiem de Gilles, qui tiennent de la légende, et dont la première exécution fut posthume. L'ouvrage fut rapidement loué et admiré au point d'être considéré comme un modèle de perfection par les musiciens et les théoriciens européens et des copies circulèrent, jusqu'à Londres et Hambourg. Il fut utilisé comme service funèbre des grands, tout au long du XVIIIe siècle et figura au répertoire du Concert Spirituel.
En l'absence d'un manuscrit autographe et éliminant tous les ajouts selon les goûts évolutifs du siècle, dont la partie de timbales et le Carillon de Michel Corrette, ainsi que les clarinettes, cors et bassons, d'un Requiem composite entre Campra et Gilles en 1805 à Aix-en Provence, Jean-Marc Andrieu s'est attaché à reconstituer une partition la plus proche possible de l'original de Gilles, d'après trois manuscrits différents. C'est cette version, en effectif « de chambre » que Christopher Gibert nous donne à entendre.
Avec des solistes d'excellente tenue, le jeune chef de chœur obtient de belles nuances colorées de son ensemble vocal, avec des tempo quelque peu alanguis, soutenu par un orchestre attentif, rompu à la partition. Parmi les solistes, on apprécie le timbre généreux de la basse Pierre-Yves Cras, particulièrement sollicité, ainsi que la touchante sensibilité de la taille François-Nicolas Geslot, sans oublier le dessus chaleureux et consolateur d'Anaïs Rabary.
Au café de Monsieur Zimmermann
Le lendemain soir, au théâtre Olympe de Gouges, les solistes fondateurs du Café Zimmermann recréaient l'ambiance des vendredis après-midi au célèbre café de Leipzig avec le Collegium Musicum sous la direction des Cantor tels que Georg-Philipp Telemann ou Johan Sebastian Bach. Cette rencontre familiale entre Bach, père et fils et Telemann, parrain du précédent, est un ravissement chambriste d'une singulière intimité.
Pablo Valetti au violon, Céline Frisch au clavecin, Karel Valter au traverso et Étienne Mangot à la viole de gambe ont eu la riche idée de faire précéder chaque œuvre en quatuor d'une pièce soliste permettant d'individualiser chaque instrument. C'est ainsi qu'Étienne Mangot a ouvert le bal avec le Scherzando da la Fantasia N° 6 en sol majeur TWV40 :31 de Telemann, découverte très récemment, avant que l'ensemble n'entonne une très belle transcription pour quatuor de la Sonate en trio en sol majeur BWV 1038 de JS Bach.
Si la plupart des œuvres de JS Bach sont bien connues, il en va différemment de Telemann dont l'œuvre prolifique, voire monumentale dans tous les domaines musicaux, a pu susciter, en France du moins, un manque d'intérêt certain. Il a été qualifié à tort de faiseur, alors que sa musique d'une grande finesse recèle nombre de trésors, à l'image du superbe Quatuor en mi mineur43:e4 des Nouveaux quatuors en 6 suites.
Le benjamin Carl Philipp Emmanuel Bach n'est pas en reste avec cette merveilleuse Sonate en trio en si bémol majeur H 578 Wq 161/2 d'une intime profondeur. Les couleurs spécifiques en clair-obscur du Bach de Hambourg sont immédiatement reconnaissables, selon l'Empfidsamkeit, cette expression des sentiments, nouvelle à l'époque, que CPE Bach caractérisait ainsi : « On ne peut émouvoir son auditoire si on ne l'est soi-même ».
Dans ce programme subtil, la douceur de la flûte s'associe au violon incisif, rehaussé par le chant de la viole de gambe, tandis que le clavecin assure la solidité du socle harmonique.
Devant l'insistance du public, pour finir ce concert original, ils interprètent une élégante sonate de Johann Gottlieb Goldberg, celui que la légende fait jouer les célèbres Variations, en fait Aria avec quelques variations pour clavecin à deux claviers, à l'âge de 14 ans, pour combattre les insomnies de son protecteur le comte Keyserling.
BarbaraS, rencontre au sommet
De l'originalité et de l'audace, il y en a beaucoup le dimanche après-midi à l'église de Gibiniargues à Puycornet, avec la soprano Amandine Bontemps, accompagnée par Marwane Champ au violoncelle et Léo Brunet au théorbe. Ces jeunes musiciens ont choisi de faire dialoguer deux immenses musiciennes à trois cents ans de distance, la cantatrice et compositrice vénitienne Barbara Strozzi, première compositrice professionnelle et notre Barbara nationale, dont la longue silhouette noire enchanta la scène de la chanson française pendant une quarantaine d'années.
Fille adoptive et unique héritière du grand poète vénitien Giulio Strozzi, Barbara Strozzi bénéficia de la meilleure éducation et de l'enseignement musical de Francesco Cavalli. Chanteuse recherchée, elle est avant tout une compositrice qui laisse pas moins d'une centaine d'œuvres : airs, madrigaux, motets et la plus importante production de cantates de l'époque. Son premier recueil de madrigaux, largement redevable au dernier opus de Monteverd, les Madrigaux guerriers et amoureux du Huitième livre, est une sorte de chant du cygne de cette forme tant prisée depuis le XVIe siècle. Barbara Strozzi se situe dans le cadre de la seconda prattica où le texte prime. Dans ses madrigaux, elle met en œuvre le langage spécifiquement monteverdien. Ses œuvres montrent ses extraordinaires capacités expressives dans le domaine de la monodie accompagnée, où l'individu peut extérioriser ses affects, même les plus terribles.
« Raide dingue » de Barbara, Amandine Bontemps, que nous connaissons depuis quelques années dans le chœur Dulci Jubilo, les Divaskets et d'autres projets éclectiques, s'est passionnée pour la proximité des parcours, des combats et des destins de ces deux créatrices du XVIIe et du XXe siècle. Issues de milieux différents et d'époques distinctes, elles ont toutes deux combattu pour leur indépendance et leur liberté créatrice. Chargée d'un lourd passé émotionnel, Barbara a vécu en femme libre avec de multiples amours et chagrins, tandis que Barbara Strozzi a eu et élevé seule quatre enfants dans la société italienne du XVIIe siècle…
Glissant naturellement de l'une à l'autre, Amandine Bontemps alterne avec grande aisance entre voix naturelle et voix lyrique, selon les styles et les sujets.
Le programme astucieusement composé met en regard une chanson de Barbara et un air ou une cantate de Barbara Strozzi, selon la thématique générale de l'amour et du rejet de l'amour déçu et du beau parleur. Une Petite cantate correspond à Moralita amorosa ; Cosi non la voglio à Parce que je j'aime ; Joyeux Noël à Tradimento ; Pierre à Amor non si fuggo ; Dis quand reviendras-tu ? à Parla alli suoi pensieri ; Che si puo fare ? au Soleil noir jusqu'à un final haletant qui alterne en continu des strophes des deux compositrices dans un exercice de haute virtuosité.
Pour le plus grand bonheur du public, qui en redemande, Amandine Bontemps s'épanouit pleinement dans ce récital atypique, dont les arrangements ont été réalisés collectivement par les trois artistes. Les deux instrumentistes, Marwane Champ au violoncelle et Léo Brunet au théorbe réalisent des prouesses de finesse et d'inventivité dans leur accompagnement.
Ce récital a été repris deux fois de suite, avec le même succès jeudi 3 octobre au musée Ingres-Bourdelles à Montauban.
Juste avant, dans l'après-midi du dimanche L'ensemble La Main Harmonique, en formation de chambre (sans le chœur Ambrosia), donnait son programme de chansons et madrigaux européens Sortilège à l'abbaye de Beaulieu en Rouergue.
En raison d'une forte demande, le concert de clôture du dimanche 6 octobre, par Les Musiciens de la chambre du Roy (Couperin, Marais, Rameau) a été doublé.
Si les circonstances (et les financements) permettent au festival de continuer, la onzième édition pour l'automne 2025, devrait s'articuler autour de l'année 1643, qui marque la mort de Monteverdi et de Frescobaldi et la naissance de Marc-Antoine Charpentier…
Crédits photographiques : © André Bourhis, © Auxie Boivin, © Émilie Fontès
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Montauban. Théâtre Olympe de Gouges. 28 IX 2024. Un concert au café de Monsieur Zimmerman. Georg-Philipp Telemann (1681- 1767) : Scherzando extrait de la Fantasia N° 6 en sol majeur TWV 40 :31 ; Quatuor en mi mineur 43 :e4 des Nouveaux quatuors en 6 suites ; Fantaisie en la majeur TWV 40 :02 ; Sonata prima en la majeur TWV 43 :A1 des 6 Quadri ; Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Sonate en trio en sol majeur BWV 1038 ; Partita N° 3 BWV 1006 ; Prélude en si bémol majeur du Clavier bien tempéré BWV866 ; Carl Philipp Emmanuel Bach (1714-1788) : Sonate en trio en si bémol majeur H.578 Wq 161/2. Ensemble café Zimmermann : Pablo Valetti, violon ; Étienne Mangot, viole de gambe ; Céline Frisch, clavecin ; Karel Valter, flûte.
Puycornet. Église de Gibiniargues. 29 IX 2024. BarbaraS, Barbara Strozzi vs Barbara. Barbara Strozzi (1619-1677) : Moralità amorosa op 3 N° 2, 1654 ; Cosi non la voglio, op 7 N° 6, 1659 ; Gradimento opus 7 N° 9 ; Amor non si fugge op 3 N° 6, 1654 ; Parla alli suoi pensieri opus 6 N° 5, 1657 ; Che si puo fare ? op 8 N° 6, 1664 ; Barbara (1930-1997) : Une petite cantate, 1965 ; Le Mal de vivre, 1965 ; Parce que je t’aime, 1967 ; Joyeux Noël, 1968 ; Pierre, 1964 ; Dis quand reviendras-tu ? 1962 ; Le soleil noir, 1968.
Amandine Bontemps, soprano ; Marwane Champ, violoncelle ; Léo Brunet, Théorbe.