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Lors d'un de ses séjours nombreux au-dessus de Nice, Bohuslav Martinů tombe un jour sur un roman qui le fascine à tel point qu'il se propose d'en faire un opéra : « Alexis Sorbas » Son auteur habite également à Nice : Nikos Kazantzakis. Leurs conversations s'envolent immédiatement vers des horizons philosophiques. Martinů est profondément touché par l'esprit d'humanité de l'écrivain. Ce dernier propose au compositeur son roman Le Christ re-crucifié dont la traduction anglaise lui permettra d'écrire un libretto, un projet qui va évoluer et mûrir au rythme de leurs entretiens.
Après la Première guerre mondiale, l'expansion de la Grèce est brutalement réprimée par la Turquie nouvellement fondée. L'action se situe au début des années 1920 en Grèce, lors de la guerre gréco-turque. Dans la partie non-occupée, le village Lykovrissi s'apprête à planifier la mise en scène du jeu de la Passion du Christ pour l'année prochaine. Le pope Grigoris, en tant qu'autorité du lieu, se met à distribuer les rôles. Si le forgeron Panaïs se montre récalcitrant à l'égard de son rôle de Judas, le berger Manolios se sent honoré de représenter le Christ, mais indigne de porter la croix. La jeune prostituée Katerina est comme prédestinée pour jouer le rôle de Marie-Madeleine.
Les préparatifs vont bon train lorsque surgit une file de réfugiés d'un autre village, en fuite devant l'assaut des Turcs. Que faire ? Grigoris lance ses invectives contre les intrus, prétendant que la femme épuisée, qui vient de s'effondrer en arrivant, leur importait le choléra, qu'en somme ses voisins avaient sûrement péché et qu'ils en portaient les conséquences. La présence des réfugiés va bousculer la vie sociale et diviser le village : Ladas, le commerçant, propose de leur offrir des vivres à des prix exorbitants, tandis que Manolios attribue aux réfugiés une place au pied de la montagne, en prêchant devant les indifférents la miséricorde, renonçant même à l'amour pour sa fiancée, afin de se consacrer entièrement à sa mission.
Mais la fraction xénophobe du village prend le dessus, et après son dernier sermon devant l'église, Manolios sera abattu par Panaïs, Grigoris l'ayant défini comme un lépreux, comme « brebis malade » qu'il fallait éliminer pour ne pas contaminer le troupeau. Entretemps, la belle Katerina, transfigurée sous l'aura de Manolios, s'est muée en bienfaitrice : la prostituée est devenue Sœur Thérèse, érigeant avec quelques amis solidaires un rempart de protection pour les réfugiés contre la xénophobie ambiante.
La création de Greek Passion sous Raphael Kubelík à Londres est annulée par Covent Garden, l'œuvre étant surchargée de numéros parlants ou de récitatifs, sur quoi Paul Sacher invite son ami à condenser son opéra et Martinů en sortira une version « dépurée » où les longs discours sont éliminés au profit de l'arioso. Judas (Panaïs) restera désormais le seul personnage réduit à la parole, le malfaiteur ne devrait pas avoir accès à la musique.
Sur la plan musical, Martinů revient au discours diatonique, même ici dans une de ses dernières œuvres. Les parties du chœur des réfugiés prennent un ton hymnique, souvent à l'unisson et au fond sonore sobre, issu de la musique sacrée byzantine, parfois comme discours du genre grégorien, sans parler du clin d'œil à la Renaissance italienne que Martinů aimait tant. D'autre part, nous assistons à des scènes de fête où dominent soit des mélodies grecques soit des rythmes tchèques. Quant aux leitmotifs, l'opéra en introduit essentiellement trois :
1. Dans les premières mesures de l'introduction, nous entendons un hymne à caractère ecclésiastique qui surgira plus tard dans les moments d'introspection, de réflexions prolongées :
2. Le motif de la croix : La courbe sinueuse de demi-tons, issue des lamentations dans la musique baroque, avant tout chez Bach (voir aussi l'anagramme B-A-C-H et le thème de L'Art de la Fugue), trouve ici son équivalent dans de nombreux récitatifs, comme par exemple là où Grigoris charge Maniolios d'assumer le rôle du Christ et de porter la croix, mais de façon plus expressive encore dans la plainte de Despinio, la femme exténuée qui s'effondre en arrivant avec les réfugiés :
Despinio : son cri avant de mourir
Ce motif traverse comme un fil rouge les quatre actes : dans la prière des villageois, dans le chœur des réfugiés, dans la confession de Manolios lors de son dernier prêche et – après que le mob l'a assassiné – dans le chant funèbre de Katerina : « Le nom du jeune homme, inscrit dans la neige fondue maintenant, s'est écoulé dans la mer, avec toutes les eaux. » :
3. Le motif caractérise le processus de purification chez Katerina, une courbe ascendante, syncopée et soutenue par la sixte :
Ici au moment où Manolios frappe à la porte de Katerina qui va l'implorer de la sauver, l'appelant son rédempteur.
Manolios résiste à la séduction et se retire sous l'accompagnement d'une valse-musette à l'accordéon. Le motif de Katerina réapparait après que la prostituée a fait pénitence sous l'emprise divine de Manolio, prête à offrir son unique chèvre aux réfugiés. Le dernier rappel du motif dans l'épilogue de Manolios explique à la communauté sa mission du Christ, en disant que Dieu agit en silence, qu'Il ne connaît pas de hâte. L'opéra se conclut par le chant sinueux à l'unisson d'un Kyrie eleison dont les réfugiés refoulés accompagnent leur départ vers l'inconnu.
S O U R C E S
MARTINU Charlotte, Mein Leben mit Bohuslav Martinů, Orbis, Prague, 1978.
HALBREICH Harry, Bohuslav Martinů, Atlantis Verlag, Zurich, 1968.
PECMAN Rudolf, Martinůs Bühnenschaffen, Prague, 1967.
RYBKA James, Bohuslav Martinů, The Compulsion to Compose, S. Press, Lanham (USA), 2011.
SIMON Robert C., Bohuslav Martinů, a research and information guide, NY/London, 2014.
MARTINU Bohuslav, Griechische Passion, éd. allemande pour la création de 1961 à Zurich, Universal Edition, facsimilé de la partition (réduction pour piano) dont les extraits ici
D I S C O G R A P H I E
Orchestre symphonique de Vienne, Chaber Choir de Moscou + Ulf Schirmer : 1ère version en anglais au Festival de Bregenz (film) 1999
Orchestre philharmonique de Brno, chœur philharmonique de Prague + Charles Mackerras : 2e version en anglais (très beau film sur DVD) 2007