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La clameur du monde à Musica de Strasbourg

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Strasbourg ; Festival Musica du 20 au 22-IX-2024
20-IX : Maillon – grande salle : Louis Andriessen (1939-2021) : De Staat, pour ensemble ; Oscar Bettison (né en 1975) : On the slow weather of dreams, pour ensemble. Asko|Schönberg Ensemble Klang ; direction Clark Rundell.
20-IX : Maillon – petite salle : Rewire#1 : Aho Ssan; Sevi Iko Dømochevsky
21-IX : Salle Ponnelle : 11h : œuvres de Giuliano Bracci, Yannis Kyriakides, Maya Verlaak, Keir Neuringer, Louis Andriessen. Ensemble Klang.
21-IX : Maillon – grande salle : œuvres de Steve Martland, Julia Wolfe, Anna Meredith, Louis Andriessen. Voix Michaela Riener ; Ensemble Klang et Asko|Schönberg ; direction Joey Marijs

Diversifier les approches et instaurer un rapport au monde, c'est l'objectif que poursuit le de Strasbourg emmené par son directeur Stéphane Roth qui invite cette année les musiciens des Pays-Bas et met à l'honneur leur chef de file, le compositeur , lors d'un premier week-end ouvrant l'espace des possibles. 

La première soirée au Maillon donne le ton, plongeant une heure durant le public, venu nombreux écouter le mythique De staat d'Andriessen, dans un bouillonnement sonore entretenu par l'acoustique généreuse du hall et du patio. Alertés par la prise de position politique de l'œuvre du Néerlandais, dans le climat de la contre-culture du milieu des années 1960 aux Pays-Bas, treize compositeurs d'aujourd'hui ont été invités à « broder autour », entre performance verbale (Valérian Guillaume), slogans poétiques et politiques, partition verbale (Jennifer Walshe), gestes engagés (François Sarhan et Dimitri Kourlianski) tandis que résonne au trombone le mode grec mixolydien qui, selon les Anciens, aurait eu une influence néfaste sur le développement du caractère… En bref, « une cacophonie d'un monde en chantier », selon les termes appropriés du Grec Thanasis Deligiannis, un rien éprouvante pour les oreilles avant l'entrée dans la grande salle. Les musiciens de l' et de l' (deux phalanges néerlandaises) sont déjà installés et continuent de faire sonner en boucle L'état de nature de Cathy van Eck, une œuvre interactive consistant dans l'intervention aléatoire de chaque musicien au sein de la collectivité. L'arrivée du chef américain Clark Rundell ramène le silence avant la projection du poème filmé de Moor Mother, Avant l'ère commune, qui appelle à la justice.

Entre fanfare (les vents par quatre), groupe de jazz (deux guitares électriques) et ensemble instrumental (deux pianos, deux harpes et quatre violons), la formation de De Staat (La République en néerlandais) est pensée sur mesure. Elle compte également quatre voix féminines rappelant l'effectif familier d'un Steve Reich dont l'influence est patente. Andriessen rencontre le New Yorkais à Amsterdam dans les années 1970 et contribue au développement du courant minimaliste aux Pays-Bas en fondant notamment son propre ensemble l'Orkest De Volharding (la Persévérance). Dans De Staat, il fait chanter en grec ancien des extraits de la République de Platon : où il est mentionné que « l'innovation musicale elle-même risquerait d'ébranler les fondements de l'État, le mieux étant de s'en remettre à la tradition et aux modèles des Anciens ». Un paradoxe chez le compositeur engagé qui s'empresse de préciser : « Je déplore que Platon se soit trompé, si seulement l'innovation musicale pouvait vraiment changer les lois de l'État »…

 

Projetée de manière frontale, la musique est jouée haut et fort, juxtaposant de manière abrupte les sections qui cloisonnent l'œuvre : répétition martelée des cuivres qui renvoie à la brutalité des rapports sociaux et politiques, musique pulsée des claviers sur laquelle s'inscrivent les bois en valeurs longues. Le rythme est implacable et la musique offensive qui font la différence avec « les sirènes de Music for 18 musicians » (dixit Andriessen) d'un Steve Reich. Puissante et musclée, tout en aspérités et à haut voltage, telle est la musique que veut écrire Andriessen qui appelait de ses vœux un « orchestre terrifiant pour le XXIe siècle » ! Les configurations instrumentales sont chaque fois renouvelées, avec freinage et accélérations ; on sent passer l'ombre d'un Stravinsky – les accents irréguliers du Sacre du printemps et la scansion des Noces – voire celle d'un Varèse et ses « accords gratte-ciel » ainsi que les rythmes du jazz qui appartiennent à la culture d'Andriessen. Le chant – des voix droites inspirées du jazz, voire de la pop musicdistribué en longues et brèves et doublé par les bois, ne lâche rien, la musique maintenant la tension sur le ton de la contestation et du poing levé. Les grands piliers d'accords qui font converger les forces du collectif impressionnent tout comme ce canon échevelé autant que virtuose entre les cuivres qui referme la partition. La synergie opère au sein des musiciens dont on avait déjà relevé les qualités d'engagement l'année dernière, sur cette même scène du Maillon.

 

En seconde partie, On the slow weather of dreams (« Sur le temps long des rêves ») est une réponse apaisée à De Staat (même effectif et même durée) commandée à l'Américain , un élève d'Andriessen : moins d'éclats et de décibels dans une partition au titre très explicite qui prend en compte l'espace et le temps. Dans ce cérémonial étrange, les instrumentistes se déplacent (cors, trompettes, hautbois) adoptant des configurations symétriques par rapport au chef. Les voix sont tour à tour parlées et chantées (en anglais, italien, japonais…) dont on peine, malgré les surtitres, à cerner exactement le propos. On se laisse porter par le flux sonore tout à la fois immersif et incantatoire, bien conduit et subtilement timbré.

La soirée se prolonge – sonore et festive jusqu'à deux heures du matin! – dans la petite salle du Maillon avec Rewire #1, une invitation de Musica faite au festival Rewire de La Haye, qui donne carte blanche aux artistes des musiques électroniques néerlandaises. Il fallait choisir entre et le duo électronique queer No Plexus (les programmes se chevauchaient) mais le set du DJ Aho Ssan, figure montante du power ambient, ne nous échappe pas, en phase avec les couleurs chaudes du designer Sevi Iko Dømochevsky dans Rhizome. Minimal et hypnotique!

Une formation iconique aux Pays-Bas

On retrouve l' et l' le lendemain dans la formation typiquement andriessenienne de l'Orkest De Volharding (La Persévérance) que le compositeur fonde avec le saxophoniste Willem Breuker en 1971 : instruments de la fanfare (rejoints ce soir par le piano) avec lesquels il allait jouer dans les écoles, les meetings politiques et les manifestations.

Dans le sillage du maître néerlandais, Danse Works (1991) de se situe entre musique de rue et big band de jazz avec contretemps énergétiques et sonorités galvanisantes. Il y a de l'électricité dans l'air dans Arsenal of democracy (1993), musique à haut voltage de qui fait littéralement éclater l'espace. Plus récent, Nautilus (2011) d' joue sur la superposition de nombreuses couches rythmiques très colorées auxquelles vient se joindre la batterie prise en main par le chef et percussionniste Joey Marisjs qui a délaissé son podium.

La pièce de référence, et aussi la plus longue de la soirée (30′), est le ciné-concert M is for Man, Music, Mozart (1991), qui cristallise la collaboration fructueuse d'Andriessen et du réalisateur britannique Peter Greenaway. À la fanfare dotée d'un piano se joignent une contrebasse et une voix, celle de Michaela Riener. En 1991, M is for Man, Music, Mozart célébrait tout en même temps le bicentenaire de la mort de Mozart et le vingtième anniversaire de De Volharding. « Ce que j'aime chez Greenaway est ce que j'aime dans la musique », confiait Andriessen, « cette combinaison d'agression, d'étrangeté et d'extrême formalisme ».

Dans le film, un homme est créé par un procédé alchimique, puis perfectionné. « Ayant façonné un homme, il était nécessaire de lui apprendre le mouvement, donc de lui apprendre à faire de la musique (…) il était alors nécessaire d'inventer Mozart ». On y retrouve l'énergie rythmique et la puissance timbrique d'une musique qui revisite les thèmes des Sonates pour piano de Mozart joués par le saxophone alto. L'image autant que le son fascinent, ponctués par les quatre songs où la voix est systématiquement doublée par les instruments.

Pour son troisième concert du week-end, L' est seul (six musiciens) dans la salle Ponnelle, un nouveau lieu bien sonnant jouxtant les murs de l'Opéra du Rhin. À l'affiche, autour de , des compositeurs de « l'école de la Haye », un courant formé sous l'influence du maître néerlandais, qui a jeté des ponts entre l'Europe et les USA. On le ressent dans Thoreau day du saxophoniste, compositeur et improvisateur Ker Neuringer qui joue avec les stéréotypes du jazz cool. Élève d'Andriessen, le Chypriote explore, dans Chaoids, la libre superposition des lignes rythmiques (vibraphone, saxophone et guitare électrique) et le joyeux chaos qu'elle engendre. Souplesse et verticalité sont complémentaires dans Pÿramide, à Paul Klee, de l'Italien tandis que Vanishing Point (Point de fuite) de Maya Verlaak est une pièce interactive mettant en alerte l'écoute du percussionniste (et chef d'orchestre) Joey Marijs.

Avec Hout (Bois), le maître Andriessen remporte tous les suffrages : il s'agit d'un canon risqué à quatre voix donnant l'illusion du delay (mais sans l'électronique) où les musiciens n'ont pas le droit à l'erreur : efficace autant qu'électrisant!

Proche des minimalistes américains, certes, dans ses processus compositionnels, la musique d'Andriessen que l'on découvre à Musica est aussi la convergence de nombreuses influences (le jazz, le rock, Stravinsky, etc.) et la volonté, de la part du compositeur engagé, d'incarner son matériau dans la chair du son et dans l'ordre du politique.

Crédit photographique : Thaïs Breton

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