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Ignace J. Paderewski ou le génie musical au service de la diplomatie

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Né en 1860 en Podolie (Pologne à l’époque, Ukraine aujourd’hui) l’enfant prodige est pris en main par les professeurs de Vienne, de Varsovie et de Berlin.

Son diplôme de virtuosité à 18 ans lui vaut un premier poste de professeur dans la capitale polonaise et un autre à Strasbourg en même temps que des récitals de 1888 à 1889 en France et en Angleterre. Le 3 mars 1888, La chimiste Marie Sklodowska, la future Marie Curie, se précipite avec son beau-frère vers la salle Érard à Paris pour aller entendre ce fameux virtuose polonais. Désireux d’approfondir son savoir en matière de composition Paderewski s’adresse à Vienne à Brahms qui lui dit: « Au fond qu’espérez-vous encore d’un professeur ? Vous en savez assez pour vous développer en travaillant seul! »

Comme virtuose et dépositaire autoproclamé de l’œuvre de Chopin, il prend la relève d’Anton Rubinstein qui lui offre un poste de professeur au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, ce que Paderewski va galamment décliner au profit d’une vie de nomade à la conquête du monde. Au cours de ses tournées aux Etats-Unis au début des années 1890, les Américains vont lui vouer un culte quasi-religieux, et ses concerts qui se suivent du tac au tac lui rapportent des sommes faramineuses. Exténué et les poches bourrées de dollars, la star revient en Europe, à la recherche d’un lieu de repos. Le Comte Le Marois lui offre en 1897 en location le somptueux domaine Riond-Bosson à Tolochenaz près de Morges (Suisse), une villa de type vénitien entourée d’un vaste parc. Paderewski l’achètera après deux ans afin de s’y consacrer à la composition, entouré de ses proches : sa deuxième femme Hélène Gorska, Baronne de Rosen, son fils d’un premier mariage frappé de poliomélyte, sa belle-sœur et quelques domestiques (secrétaire, chauffeur etc.). Le parc se voit bientôt transformé en laboratoire biologique géré par son épouse. On produit ses propres eaux-de-vie et son vin dans le vignoble attenant au domaine. Les jouissances de ce train de vie méditerranéen fait cependant contraste avec le travail acharné du compositeur qui s’enferme à l’étage.

Le domaine de Riond-Bosson à Tolochenaz sur la rive du Lac Léman

Le musicien-patriote à l’exil

En souvenir de son père qui avait été arrêté parmi les insurgés polonais contre le régime tsariste en 1863 et déporté en Sibérie, Paderewski mettra tout son prestige international au service de la cause polonaise. En 1898, à l’occasion d’un concert de bienfaisance à Varsovie, il se lance dans un discours enflammé contre l’oppression russe et fonde un prix destiné aux compositeurs polonais. A Cracovie, il finance le monument qui rappelle la bataille de Grunwald de 1410 contre le l’Ordre des Chevaliers Allemands, et son discours que les journalistes vont diffuser en Europe se conclut par ce fervent appel : « Frères, l’heure de notre liberté est proche…le Phénix polonais ressuscitera ! »

Inutile de souligner que les compositions réalisées à Riond-Bosson relèvent des matériaux polonais, comme son opéra Manru de 1898 à 1901 créé à Dresde le 29 mai 1901, une œuvre tirée d’un roman polonais populaire sur l’histoire tragique de la jeune Ulana qui s’attire les plus terribles invectives de sa mère parce qu’elle vient de succomber au charme de Manru, un beau tzigane. Enlevée par les paysans elle réussit à leur échapper pour aller se jeter dans les bras de son amour, et le couple marginalisé va se terrer dans « la Chaumière hors du village » (tel le titre du roman). Manru le forgeron appréhende cependant cet embourgeoisement à côté d’une femme qui berce son nouveau-né et, happé par le chant d’un violon tzigane venu de loin, il regrette son nomadisme d’autrefois.

Acte 2 : Le jeu séduisant du violon solo

Ensorcelé par la mélodie Manru va rejoindre ses frères pendant que la malheureuse Ulana demande au sorcier Urok un « élixir d’amour » destiné à son mari infidèle, mais sans effet notable. Manru se voit entraîné par les danses de la troupe des bohémiens, et comme aveuglé sous le charme de la belle Aza, il ne réalise même pas que sa femme est venue à sa recherche. Voyant ses espoirs brisés elle se jette du haut d’un rocher, et Urok, qui avait aimé secrètement Ulana, se venge en poursuivant Manru pour le précipiter dans l’abîme.

Opienski voit dans cet opéra le drame psychologique où « la passion est plus forte que la mort même… » un drame à rôles inversés par rapport à Carmen de Bizet et basé ici sur les contrastes musicaux entre la tendre berceuse d’Ulana soutenue par la harpe et les cordes dans un mouvement ondoyant de 6/8 : « Dors, cher enfant, toi mon trésor, ma merveille ! » et la brutalité des coups de marteau de son amant dans la forgerie qui introduit sa plainte d’avoir perdu la liberté tzigane. En suivant une poussée dramatique dans les graves vers un accord de si bémol mineur greffé sur le point d’orgue du do, Manru ne se retient plus, son chant plein de sauts de septième ou de quintes descendantes va horrifier son épouse (qui essaie vainement de le charmer) : « Voler et dérober, séduire, ensorceler : c’est là que le tzigane n’a rien à perdre ! »

Dans l’acte 3, la disposition scénique peut rappeler la scène des contrebandiers chez Bizet réunis de nuit autour du feu de camp. Ici les frères n’arrêtent pas de conjurer Manru de se libérer de la chaîne du mariage et de les rejoindre pour toujours. Manru essaie de résister, le débat étant continuellement accompagné de la cellule des sextolets qui animent la marche tzigane. Mais finalement il confesse son désir de partir vers le large, que rien ne le retiendra plus…

La marche tzigane issue du premier appel du violon et dont les éléments traversent tout le 3e acte

Aurait-on forcé la dose en rapprochant cette « marche tzsigane » de la « Danse-Bohème » à 3 temps dans Carmen où le battement de la mesure est également entouré de doubles croches en guirlandes ? Mais c’est avant tout la piste wagnérienne qu’il s’agit de baliser : Opienski diagnostique des analogies avec Les Maîtres Chanteurs (la progression sonore comme effet dramatique), avec Sigfried (l’intégration du choc de l’enclume dans la musique) et – de façon évidente – avec le Tristan par l’élément du « philtre d’amour », sans que cela prenne ici la dimension mythique du drame wagnérien.

Après d’autres tournées en Amérique et en Russie de 1901 à 1903, Paderewski revient à Tolochenaz et Riond-Bosson deviendra un centre international où le gratin du monde diplomatique et artistique se passe le loquet. La villa est tapissée de peintures, hébergeant une multitude d’objets d’art et plusieurs pianos à queue, et la baie vitrée dirige le regard sur le lac, les Alpes et le Massif du Mont Blanc au loin.

En même temps que résidence estivale, Riond-Bosson est un lieu conspiratif polonais où l’on vient débattre sur une Pologne libérée du joug russe, un rêve qui va animer les prochaines compositions comme la Sonate pour piano en mi bémol majeur, les Variations et Fugue et les Mélodies sur Catulle Mendès.

En fin de compte, le patriotisme de Paderewski semble cumuler dans une œuvre couvée pendant 4 ans : la Symphonie en si mineur op. 24 appelée Polonia. Cette symphonie où l’orchestre est renforcé d’éléments de bruitage esquisse plusieurs tableaux qui expriment soit la nostalgie, soit l’esprit de combat et l’espoir. La mélodie langoureuse de la clarinette basée sur la tension de la septième introduit le deuxième mouvement et nous entraîne dans les terres lointaines d’une Pologne qui rêve de liberté :


En cours de route cette sicilienne va prendre une allure de plus en plus appellative par la pulsation de tout l’orchestre sur les neuf accords homophones par mesure, proches des sonorités brucknériennes, avant que la clarinette reprenne ce chant nostalgique qui s’èvanouit dans le lointain… Le troisième mouvement fonce à tout rompre dans un élan libérateur, les fragments de l’hymne national polonais à l’appui. L’appel à la lutte, accompagné des cuivres tonitruants, s’écrase contre les forces ennemies, tout en tachant de garder un brin d’espoir, selon la devise « La Pologne n’est pas perdue encore ! ». La symphonie développe ici un tableau de bataille digne d’un Delacroix ou d’un Tchaïkovsky (ouverture 1812). Polonia est accueillie avec enthousiasme à Boston en 1909 et à Paris, où le critique estime que l’on « était loin de s’attendre à pareille manifestation du génie musical chez un artiste que l’on tenait pour un pur virtuose du clavier. » Malgré les effets d’overdose en matière de patriotisme, le public sait valoriser le message de ce musicien plein d’amour pour son pays.

Polonia est comme le prélude à la mobilisation des Polonais dispersés dans la région lémanique pour se réunir autour du compositeur. On y crée un comité polonais de secours et son Président-Délégué Paderewski est envoyé en Amérique où il va soutenir ses compatriotes, en passant par Paris et Londres pour une mission de lobbying diplomatique. Après environ 300 discours prononcés sur la future Pologne et d’innombrables concerts de bienfaisance aux Etats-Unis, notre pianiste-diplomate finit par accéder aux cercles internes du gouvernement américain jusqu’à l’entrevue de novembre 1916 avec le président Wilson qui lui promet de défendre les aspirations des Polonais de la diaspora.

Après l’armistice de 1918, il s’agit de mobiliser le monde entier pour la restitution intégrale de la Pologne. Paderewski, envoyé par Londres, retourne dans son pays pour soutenir ses compatriotes. Un gouvernement peut finalement s’établir avec Paderewski comme premier ministre et ministre des affaires étrangères de 1918 à 1919, et ce sera à lui de signer le traité de paix de Versailles au nom de la Pologne. Le pays l’en remercie à grande pompe, comme ce 1er janvier 1920 où des milliers d’admirateurs viennent acclamer leur héros national, et Paderewski gardera son siège comme ministre au sein de la Société des Nations à Genève.

Sa famille l’accueille de nouveau à Tolochenaz en 1921 pour quelques mois, puis c’est la reprise de sa vie de pianiste en Amérique et en Europe. Les éloges de la part des plus grands musiciens ne vont pas tarder. Gabriel Fauré parle « d’un des plus nobles cœurs de ce temps » et Alfred Cortot ajoute: « quelle joie nous avons eue, nous tous qui vous aimons et vous admirons, à saluer en vous le double héros de l’art et de la patrie ! » Son pays d’adoption vient combler le musicien de la plus haute distinction, la remise du titre de Citoyen d’Honneur de la ville de Lausanne en 1933, en présence du gouvernement suisse et de notables polonais, un geste dont le lauréat remercie chaleureusement les autorités par un long discours : « …C’est au nom de cette solidarité (le thème du discours) que vous, Suisses, avez daigné m’accorder à moi, Polonais, le privilège et le bonheur de pouvoir désormais me considérer comme l’un des vôtres… »

Cependant, le décès de la baronne Mme Paderewska en début 1934 va ternir le séjour à Riond-Bosson. Le musicien reste entouré d’un cercle restreint composé du secrétaire, du chauffeur et de sa sœur Mme Wilkonska qui s’était consacré à son fils malade. Avant de quitter définitivement la Suisse, Paderewski donne encore une série de concerts, poursuit un projet de film sur sa personne à Londres (Moonlight Sonata) et reprend son engagement pour la Pologne nouvellement occupée par les troupes hitlériennes, tout cela à partir de son centre d’opération à Tolochenaz.

Autour de son départ précipité en 1940 et de la vente de ses biens, il y a de méchantes rumeurs mises en circulation par Simone Giron, une des habituées de Riond-Bosson. Dans son livre Le drame Paderewski, elle s’exhibe comme personne de confiance exclusive, et selon ses dires les biens de « Monsieur le Président », comme elle l’appelait, auraient été détournés par les gens de son entourage immédiat comme le couple Strakacz (le secrétaire) ou l’avocat Valloton (le président du parlement suisse). Mais les tribunaux ont tranché et Mme Giron a décroché sa médaille de « dame exaltée ».

Paderewski annonce son départ à la radio de la Suisse romande avant d’assumer en Amérique la fonction de conseiller national du gouvernement polonais de l’exil. Après une nouvelle tournée de bienfaisance pour les victimes de la guerre actuelle, il meurt le 29 juin 1941 à New York, décoré d’une dizaine d’ordres polonais, américains et suisses.

S O U R C E S

OPIENSKI Henryk, I.J. Paderewski, esquisse de sa vie et de son œuvre, édition Spes, Lausanne, 1948.
FUCHSS Werner, Paderewski, reflets de sa vie, Tribune éditions, Genève, 1981.
GIRON Simone, Le drame Paderewski, édition de l’Épée, Genève, 1948.
BAUMGARTNER André, La vérité sur le prétendu drame Paderewski, éditions de la Cité, Genève, 1948.
Quelques documents du Musée Paderewski à Morges

Dans le Château de Morges la municipalité a installé en 2016 le Musée Paderewski qui présente une multitude de documents sur le musicien et ses séjours à Tolochenaz (www.paderewski-morges.ch)

D I S C O G R A P H I E

Manru : Chœur et Orchestre de l’Opéra de Wroclaw + Ewa Michnik (2 CD de 2001)
– Chœur et Orchestre de l’Opéra Nova Bydgoszcz + Maciej Figas (2 CD de 2006 et DVD)

Symphonie en si mineur (Polonia) : Scottish Symphony Orchestra + Jerzky Maksymiuk (CD de 1998) – Orchestre symphonique académique de Cracovie + Wojciech Czepiel (CD de 2003)

D’innombrables CD’s et youtubes sur son œuvre pianistique

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