Nature et Femme(s) en ouverture de la dernière saison de Mikko Franck au Philhar
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Paris. Maison de la Radio ; Auditorium. 13-IX-2024. Hector Berlioz (1803-1869) : Les Nuits d’été. Tatiana Probst (née en 1987): Du Gouffre de l’aurore. Richard Strauss (1864-1949) : Ein Alpensinfonie, op. 64. Maîtrise de Radio France, direction : Sofi Jeannin ; Orchestre Philharmonique de Radio France ; direction : Mikko Franck
Si la dixième et dernière saison de Mikko Franck à la direction musicale du Philharmonique de Radio France est placée sous le thème « nature et vivant », le concert d'ouverture avait un autre sous-thème prégnant, celui de la Femme. Avec, dans le rôle de l'arbre qui cache la forêt féminine, une Lea Desandre très attendue dans les Nuits d'été.
Pour lancer la saison du Philhar' devant un parterre d'invités et une salle comble, Lea Desandre avait la lourde charge de livrer sa version des Nuits d'été, œuvre iconique du compositeur français le plus passionné et qui suscite les plus grandes passions, dans l'ombre tutélaire de Régine Crespin. Non que ce soit la première interprétation des Nuits par Lea Desandre, car elle l'a déjà donnée à Rouen sans public durant le deuxième confinement de 2020, puis l'été suivant au Festival Berlioz. Pour autant l'émotion et la tension sont palpables dans la vive Vilanelle, redoutable, et ôtent à la musicienne une partie de ses moyens. Passée cette épreuve, la nostalgie enrobante des quatre mélodies suivantes et l'accompagnement musical et moral des plus attentifs de Mikko Franck permettent à Lea Desandre de démontrer son art de la diction et de l'incarnation dramatique, comme dans Le Spectre de la Rose, où l'expiration finale sur « une rose que tous les rois vont jalouser » est d'une suavité à se pâmer. L‘Ile inconnue qui referme le cycle par l'ironie douce-amère sur l'inconstance de l'amour, permet à la soprano de varier son registre expressif, restreint jusque-là. Les Nuits d'été sont difficiles à saisir, et c'est heureux qu'il faille du temps aux artistes talentueux pour en restituer toutes les facettes. Véronique Gens a démontré comment une artiste venue du baroque peut défendre Berlioz de manière incomparable, et Desandre est dans cette continuité. L'aventure ne fait que commencer.
Après la femme aimée (thème des Nuits d'été) et la femme vénérée (Lea Desandre intemporelle en longue robe noire et pieds nus, façon vestale), Du gouffre de l'aurore de la compositrice trentenaire Tatiana Probst (également chanteuse lyrique) offre un autre visage de la femme, où celle-ci est (enfin ?) actrice de sa propre vie, confrontée au vertige de la vie. Cette pièce pour jeunes choristes féminines et orchestre, commande de Radio France, a été composée sachant qu'elle serait créée ce soir à la suite des Nuits d'été. L'aurore du titre est donc dans la continuité des Nuits. Pour le reste, changement de perspective. Les textes et musique sont de la compositrice (son père est le compositeur Dominique Probst, sa mère est l'actrice Catherine Chevallier, ce qui peut expliquer qu'elle soit aussi à l'aise avec les mots que les notes), il n'est plus question d'amour mais de sens de la vie, quand le jour devant soi est un précipice qui donne le vertige. Dans le texte, le personnage confronté à ces questionnements existentiels est une femme, et l'enjeu est la liberté, sa liberté. La thématique du concert et l'introduction du concert par Clément Rochefort auront éludé la dimension féministe (en fait, juste humaniste) de l'œuvre. Sauf à étudier le programme disponible en ligne et en salle, cette dimension aura échappé aux auditeurs, mais pas aux jeunes interprètes de la Maîtrise de Radio France menée par Sofi Jeannin. Pour elles, Tatiana Probst a conçu un vrai vade-mecum à destination des jeunes filles : oui c'est effrayant et excitant d'avoir le jour à vivre devant soi, et ce qu'il faut, c'est pour chacune « restituer intact dans le feu du jour / – Etreindre sans l'éteindre – Sans jamais me battre ni tuer, / Ma liberté ». Deux ans après la mort de Mahsa Amini et du mouvement iranien Femme, Vie, Liberté, le message est limpide. Au cours de cette pièce de 10 minutes qui s'inscrit sans dogme dans la musique française (Poulenc, Messiaen, Dutilleux…), la musique illustre le texte de manière quasi-littérale, de ce fait fort pédagogique : les voix se multiplient au mot « Je suis multiple », procèdent en variations à « Variation d'humains », tanguent à « Qui m'attend ? Qui m'entend ? », ou prennent des accents jazzy à « Lancées, propulsées, scandées ». Ça a le mérite d'être efficace. Venant recueillir les saluts du public, la compositrice, chevelure conquérante et talons aiguilles qui n'effraieraient pas Barbara Hannigan, est elle-même un manifeste de la liberté féminine. Du gouffre de l'aurore est une œuvre qui a du sens, et une belle expérience de chant… et parions de vie pour les maîtrisiennes.
La Symphonie alpestre de Richard Strauss donnée en seconde partie justifie de la manière la plus évidente le thème de la nature de ce concert, avec même un message d'alerte sur la fonte massive du glacier d'Aletsch dans le Valais suisse. Assiste-t-on à un retour du masculin ? Oui puisqu'il s'agit de l'expérience d'un homme dans son ascension d'un sommet alpin, illustrée avec les moyens orchestraux et compositionnels hérités de Berlioz et de Wagner, dans une composition pléthorique qui illustre les derniers feux du XIXᵉ siècle que la première Guerre mondiale réduira en cendres… cendres qui abriteront l'éclosion progressive des droits des femmes, dont celui d'intégrer et diriger un orchestre ! De ce poème symphonique XXL, Mikko Franck tire le meilleur. En anti-Karajan, qui excellait à plomber les adagios pour mieux faire ressortir les climax et les tutti et faire rugir le public de plaisir, Mikko Franck donne toute son attention aux nombreux passages chambristes et intimistes, ce qui a l'avantage immense d'éviter l'effet « montagne russe ». Dans cette interprétation où le fragile est au même plan que le massif, le point de gravité est le solo de hautbois de Hélène Devilleneuve, qui précède l'arrivée au sommet. Dans ce moment suspendu dont Chostakovitch se souviendra pour sa Symphonie n°8 pour un solo de cor anglais tragique, la première hautbois solo a condensé dans son seul souffle toute la tension de la gigantesque symphonie. Magique ! Mikko Franck gère de main de maître la descente de la montagne – sur le plan musical comme émotionnel – et quand meurent les derniers accords, il tient le public en silence durant un moment magnifiquement interminable, comme cela devrait être toujours être et n'est quasiment jamais. La saison commence bien au Philharmonique !
Crédit photographique : © Christophe Abramowitz / Radio France
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Paris. Maison de la Radio ; Auditorium. 13-IX-2024. Hector Berlioz (1803-1869) : Les Nuits d’été. Tatiana Probst (née en 1987): Du Gouffre de l’aurore. Richard Strauss (1864-1949) : Ein Alpensinfonie, op. 64. Maîtrise de Radio France, direction : Sofi Jeannin ; Orchestre Philharmonique de Radio France ; direction : Mikko Franck
Un merveilleux partage de ce concert par une chronique vivante et passionnée, avec des formules atteignant l’âme. Merci beaucoup!
Merci pour votre aimable commentaire, nous y sommes très sensibles!