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ResMusica propose une série commémorative autour d’Arnold Schoenberg selon un petit et kaléidoscopique dictionnaire pour tracer un portrait par petites touches de cet homme aux mille facettes et à la personnalité complexe, cultivant avec virtuosité le paradoxe, et à plus d’un point de vue attachante, malgré son emprise écrasante. Pour accéder au dossier complet : Petit dictionnaire de Schoenberg
Ce 13 septembre 2024, nous célébrons le cent-cinquantenaire de la naissance d'Arnold Schoenberg. Si son œuvre et sa pensée musicale peuvent aujourd'hui prétendre enfin à la pérennité, la position historique du compositeur et théoricien qu'il fût, demeure profondément paradoxale entre tradition et révolution, à l'image de son personnage complexe.
« Je suis un conservateur que l'on a forcé à devenir révolutionnaire». Au-delà de son apparente provocation, la phrase d'Arnold Schoenberg (1874-1951) traduit une position plus générationnelle que purement politique : son œuvre protéiforme se situe à un important tournant historique en cette « fin de Siècle »- clairement pour cette jeune génération musicale viennoise, placée sous l'égide – a priori incompatible – à la fois de Wagner et de Brahms. L'évolution fulgurante de son style et de ses idées sera, de la conception de ceux-ci jusqu'à nos jours, déterminante pour l'Histoire de la Musique, tant pour les tenants que pour les farouches opposants à toute forme d'atonalité.
A l'exacte intersection de l'héritage du passé (« Vergangenes », titre de la deuxième des Cinq pièces pour orchestre op.16) et de la nécessité intrinsèque de formulations nouvelles, Schoenberg analyse rétrospectivement en un fort beau texte de 1931 tout ce qu'il a appris de Bach, Mozart, Beethoven, Wagner, Brahms, et aussi de Schubert, Mahler, Richard Strauss, ou Reger. Il dit aussi comment à partir de ce qu'il a perçu, il a pu élargir, extrapoler et faire sinon « du neuf », du moins « du Schoenberg »… Car comme il le disait en guise de boutade lors de la première Guerre mondiale « il fallait bien que quelqu'un fût Schoenberg »!
Dans son auto-analyse publiée en anglais en 1949 il écrit d'ailleurs :« On se rend rarement compte qu'il y a nécessairement un lien entre l'écriture des anciens et celle des novateurs, qu'aucune technique nouvelle en art ne peut être créée qui n'ait trouvé ses racines dans le passé ».
Le Style et l'Idée : variabilité du langage, constance de la forme
C'est finalement pour reprendre le titre de l'ouvrage qui regroupe ses principaux essais critiques et historiques, l'opposition entre « le style et l'idée » qui prédomine: si l'évolution « en surface » du langage schoenbergien le fait passer d'une tonalité de plus en plus élargie au fil des premiers opus à une atonalité pure et dure à partir des deux derniers mouvements du Quatuor à cordes n°2 op.10 – un langage nouveau libre et en apesanteur jusqu'aux Quatre Lieder avec orchestre op.22 -, cette esthétique le mène, grosso modo lors de l'avènement de la Grande Guerre, à une crise langagière et un quasi-silence compositionnel de presque dix ans, avec comme stigmate l'inachèvement de l'oratorio die Jakobsleiter (l'Echelle de Jacob).
La « réforme » et refonte de ces acquis, par l'instauration de la doxa de la musique à douze sons ne réorganisent pas pour autant la forme musicale : la « série » selon Schoenberg devient à partir de 1925 génératrice chez lui de liens « suprathématiques ». Dans des outres anciennes, il fait couler un vin nouveau : la pensée musicale se coule alors dans les moules souvent très classiques (Suite pour piano op.25 ou Suite pour septuor opus 29 , troisième et quatrième quatuors à cordes opus 30 et 37, Concerto pour violon op.36 qui ouvre sa période d'exil américain), et moyennant de nouvelles périodes – plus brèves – de silence, le retour par relents à une certaine néo-tonalité (Kammersymphonie n°2 op.38, à la rédaction menée à bien après trente ans d'interruption, Concerto pour piano op.42 ). Après la violente crise d'asthme et l'attaque cardiaque qui faillirent l'emporter en août 1946, Schoenberg par esprit de synthèse, établit un compromis entre geste romantique et esthétique expressionniste dans ses derniers opus (Trio op.45, Un survivant de Varsovie op.46).
Si la musique de Schoenberg fut souvent, mais pas toujours, mal acceptée de son vivant – notamment lors de créations publiques houleuses – et ce même lorsqu'il s'agissait d'œuvres tonales, comme la Nuit Transfigurée-, c'est que sa position de rupture esthétique, intellectuelle ou sociétale, n'était que trop bien comprise par ses détracteurs. Doté d'une très forte personnalité, d'un « haut potentiel intellectuel » , et d'une perspicace intuition, Schoenberg dans ses nombreux articles s'est toujours attaché à justifier rationnellement sa position et sa démarche, avec cette complémentarité du Cœur et (de l') Esprit en musique – comme il l'avait titré lui-même dans un de ses plus célèbres articles. Il incarne en quelque sorte cette image du génie solitaire investi d'une mission historique voire sacrée, mais fatalement voué à la totale incompréhension, un sorte de Moïse fait artiste!
Outre d'excellentes traductions françaises de nombreux textes ou traités originaux, ou de pans entiers de l'abondante correspondance du maître, il existe – également traduits ou rédigés en français – plusieurs ouvrages bio- et bibliographiques de référence (la somme de Hans Heinz Stuckenschmidt chez Fayard, complétée par des commentaires analytiques de l'œuvre par l'excellent Alain Poirier, ou le primordial livre de vulgarisation au sens noble du terme et au format volontairement réduit de René Leibowitz dans la défunte collection Solfèges du Seuil).
A comme Argent, Atonalité, Autodidacte
Argent
Une bonne partie de la vie de Schoenberg fut marquée par les problèmes matériels et les embarras pécuniaires. A la mort du père début 1891, lequel tenait un commerce de chaussures dans le quartier de Leopoldstadt à Vienne, la famille se retrouve dans la gêne et le jeune Arnold doit quitter le collège avant la fin de ses études : sa mère lui trouve une place d'apprenti à la banque privée Werner et Cie : il s'y ennuie et entre deux clients griffonne des notes de musique sur de nombreuses feuilles de brouillon. Il en démissionnera en 1895. On sait qu'il « bricolera », faute d'argent, un violoncelle, sur base d'un instrument acheté aux Puces pour se consacrer pleinement à sa passion et à la pratique de la musique de chambre.
S'il décide de se consacrer pleinement à la musique et épouse en 1901 Mathilde la sœur de son ami (et seul « professeur » reconnu) Alexander von Zemlinsky, Schoenberg vit essentiellement de l'instrumentation et orchestration d'opérettes viennoises ou au contraire de la réduction pour piano des airs à succès (on estime qu'il noircit en un an plus de six mille pages de partitions!). Il migre en 1902-1903 à Berlin où il reprend la direction musicale du cabaret Überbrettl, autre poste purement alimentaire : c'est à Berlin qu'il rencontre Richard Strauss qui lui sera plus d'une fois un grand secours matériel. De retour à Vienne, Schoenberg vit surtout de ses cours privés d'harmonie et de contrepoint notamment auprès de l' école privée d'Eugénie Schwarzwald. Sa situation reste pour le moins précaire et il pourra bénéficier des dons de Gustav Mahler auquel il se lie dès 1903-1904 – lequel Mahler achètera aussi sous couvert d'anonymat trois de ses toiles – puisque Schönberg fut aussi un grand peintre!
Sa situation s'améliorera peu à peu, surtout à partir du deuxième séjour berlinois de 1911-12. C'est de nouveau à Berlin qu'il peut vraiment se fixer à partir de 1925 en prenant la succession de son (presque) ami Ferruccio Busoni, décédé l'année précédente, comme professeur de composition en l'Académie des arts et des lettres de la capitale allemande, …il en est chassé par les nazis en 1933… Lors de son exil aux Etats-Unis, il enseigne à Boston ou New-York avant d'avoir un poste stable et officiel en l'université de Californie de Los Angeles. Mais mis à la retraite forcée en 1944, il doit, vu ses charges familiales – le dernier né Lawrence a à peine quatre ans! – à soixante-dix ans reprendre ses cours particuliers… La fondation Guggenheim lui refuse la bourse qui lui aurait assuré un relatif confort matériel et lui aurait permis probablement de mener à bien le troisième acte de l'opéra Moïse et Aaron ou l'achèvement de l'oratorio l'Echelle de Jacob. Très diminué physiquement par de nombreux problèmes de santé, notamment un invalidant emphysème, Schoenberg meurt le 13 juillet 1951 dans un dénuement certain.
Atonalité
On peut définir l'atonalité comme la suspension de toutes les fonctions des « lois » sur lesquelles reposaient les bases de la musique dite tonale depuis approximativement la génération J.S Bach-Rameau (jusqu'à la génération avant J.S Bach, à notre sens , il vaut mieux parler de musique modale) : sont donc remises en question les notions de tonique, de consonnance, et de dissonance, de hiérarchisation des degrés de la gamme, de science des enchainements harmoniques et des diverses cadences, et des implications dans l'articulation de la grande forme que sous-entendent ces concepts. Si, bien entendu, le chromatisme wagnérien ( et en particulier le fameux accord de Tristan et sa non-résolution au fil du prélude de l'Acte I) ouvre cette perspective, les derniers opus lisztien (Bagatelle sans tonalité –Sic-, Nuage gris, Umstern) sont du point de vue de l'organisation tonale pratiquement indéfinis. Juste avant sa formalisation selon Schoenberg, les quatre Clairs de Lune (1900-1907) du Français Abel Decaux (1869-1943) constitue un véritable objet musical non identifié… et comme effrayé par ce qu'il avait entrevu, le compositeur n'a quasi plus rien écrit par la suite !
Si l'émancipation de la dissonance chez Schoenberg est déjà par moment très nette dès la Nuit Transfigurée, elle semble de plus en plus flouter l'organisation tonale de son poème symphonie Pelléas et Mélisande ou de son Quatuor à cordes n°1 (tous deux conçus dans la « banlieue » de ré mineur). La Symphonie de chambre n°1, op.9, officiellement en mi majeur, brise l'articulation du discours classique (les quatre mouvements de la symphonie classique y sont coagulés en un seul) sur base des intervalles de tierces ou de quinte par la systématisation de la gamme par tons et surtout l'omniprésence et l'empilement de quartes justes. C'est toutefois avec le Quatuor à cordes n°2 op.10, que Schoenberg se libère totalement du carcan tonal au fil des deux derniers mouvements – Litanei et Entrückung-avec voix sur des poèmes de Stefan George. Comme le dit le texte du final, le compositeur y respire définitivement l'air d'une autre planète…on a d'ailleurs rapproché l'œuvre de son équivalent pictural exactement contemporain, les Demoiselles d'Avignon de Picasso, dont la trame vue de gauche à droite semble passer du figuralisme au cubisme plus abstrait.
Toutes les œuvres schoenbergiennes jusqu'aux Quatre Lieder avec orchestre op.22 – et y compris le grand oratorio inachevé Die Jakobsleiter (l'Echelle de Jacob) -qui semble marquer un point de non retour – seront conçues dans l'atonalisme le plus libre….
A noter qu'une fois adoptée la technique des douze sons, le compositeur ne considèrera pas ce modèle d'organisation comme héritière de cette période de totale liberté puisque soumise aux lois plus rigides de nouveaux paradigmes scripturaux.
Autodidacte
Schoenberg peut être considéré comme un authentique autodidacte en matière d'écriture, d'harmonie et de composition : c'est surtout l'étude, l'observation des partitions des maîtres anciens qui l'ont guidé. Le seul maître qu'il se reconnaîtra sera Alexander von Zemlinsky, qui deviendra son ami, puis son beau-frère, pour l'enseignement du contrepoint et de la fugue : ce dernier déclarera en 1902, à l'égard de son élève : »Il en sait plus que moi, et ce qu'il ne sait pas il le ressent ».
Crédits photographiques : Autoportrait en bleu ©Arnold Schoenberg center Wien ; Couverture du recueil « le style et l'idée »© éditions Buchet-Chastel
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