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Réécriture et nouveaux formats au Festival de Royaumont

Dédié à la création, le premier week-end du (du 7 septembre au 6 octobre) s'inaugure avec deux propositions hors norme, l'une à huit clos, dans la Salle des Charpentes, l'autre en plein air, s'adossant au mur extérieur de l'abbaye.

La restitution du travail des interprètes et compositeurs de l'Académie Voix Nouvelles dirigée par fait peau neuve cette année, en proposant, par l'entremise du metteur en scène et librettiste Antoine Gindt, la création d'un opéra collaboratif : entendons par là un ouvrage lyrique et scénique fruit de l'écriture de huit compositrices et compositeurs, tous lauréats de l'Académie Voix Nouvelles 2024, : « L'aventure convoque au total vingt personnes, prévient , huit compositeurs, cinq chanteurs, une metteuse en scène, trois scénographes, deux chefs de chant et deux chefs d'orchestre » … auxquels il faut ajouter les huit musiciens qu'il dirige, membres de l'ensemble strasbourgeois Linea.

La matrice du projet et l'élément fédérateur est le livret en trois actes, écrit en anglais par Antoine Gindt qui lorgne vers le centenaire de Giacomo Puccini et sa Butterfly : l'histoire, qui ne manque pas de digressions, est actualisée, dans laquelle Gindt réduit le nombre des personnages à trois et inverse les rôles : dans Butterfly Room Service Sakura (alias Pinkerton) est une soprano colorature, tandis que Paruparo (papillon en philippin), jeune employé du room service, est un contre-ténor. Le mari de Sakura, Takao, n'intervient, quant à lui, qu'au troisième acte. Les compositeurs ont eu à choisir une des huit scènes du livret avec l'exigence de maintenir une certaine unité de conception : coachés par leurs mentors, Sivan Eldar, Francesco Filidei et Bernhard Lang, ils ont finalisé leur partition in situ durant les quinze jours de l'Académie. Yoan Héreau et étaient là pour épauler les musiciens et chanteurs tandis qu' a assisté la jeune qui signe la mise en scène de Butterfly Room Service.

La jauge est restreinte dans la Salle des Charpentes qui a été choisie pour son confort acoustique. Les spectateurs sont assis en cercle autour d'un plateau qui aménage plusieurs travées dans les rangs du public. Les huit musiciens et leur chef occupent un angle de la salle tandis que , diamétralement opposée, assure la battue pour les chanteurs qui tournent souvent le dos à l'orchestre. Pas de lumières artificielles dans un décor très économe – un canapé et un matelas blancs, une table ainsi que deux cordes qui descendent de la charpente – Sakura rabattant simplement le volet sur la fenêtre pour créer la pénombre de ce huis clos tandis que l'employé du room service allume de grosses bougies pour la scène de la flagellation.

Deux chanteuses vont se relayer pour incarner le personnage de Sakura. Le soprano sensuel et pulpeux de Lila Dufy fait merveille dans une première scène explosive, prise en charge par l'Espagnol Pablo Andrés, où l'héroïne arrive avec les bottes et la bombe d'une cavalière. L'orchestration est ciselée, inventive et colorée, cernant de près les accents de la voix : « no baby, not at all ». On apprend qu'elle vient de faire un test de grossesse, négatif… En relai, à l'instar des sopranos, deux contre-ténors endossent le rôle de Paruparo, vrai confident de ces dames. La silhouette longiligne tout comme la voix flexible et d'une grande sensibilité de Gabriel-Ange Brusson fascinent tout du long. Le personnage est souvent en retrait, dans le fond de la scène, en conversation téléphonique avec Sakura ; il ne se déplace qu'avec son chariot de victuailles ou un porte-vêtement à roulettes. La deuxième scène d'une belle envergure sonore, choisie par le Colombien , invite sur scène /Sakura, voix moins rayonnante peut-être mais superbement placée et d'une impeccable justesse. Elle reproche à Paruparo (Guillaume Ribler) de ne pas avoir été là pour elle la veille au soir. L'écriture instrumentale est fouillée et l'ambiguïté des timbres recherchée. On voit Paruparo (Gabriel-Ange Brusson) quitter son habit de domestique pour revêtir la robe rouge de Sakura dans une troisième scène (fin de l'acte I) où passe le frisson érotique. La guitare électrique rugit et le zarb s'affole dans une des plus belles pages de l'opéra, celle, flamboyante, de l'Italienne Manuela Guerra. Jouant sur les harmoniques lascives du violon, l'interlude qui mène à la scène suivante est tout aussi réussi.

L'acte II débute par le one man show de Guillaume Ribler, une scène à haute tension que l'on doit à la compositrice chinoise , où s'exerce tout le potentiel vocal du chanteur, émission claire et timbre velouté : Paruparo compte et plie ses serviettes, brassant dans sa tête multiple un tourbillon de pensées dont l'écriture instrumentale (accordéon, guitare électrique et zarb) traduit l'agitation et donne le relief. La scène 5, celle de l'Argentin Fernando Strasnoy, n'est pas moins réussie et plus saisissante encore, éclairée à la bougie : Gabriel-Ange Brusson est torse nu, agenouillé durant l'acte de flagellation où Strasnoy mêle, dans un même mouvement circulaire et répétitif, ostinato vocal et sifflements cinglants de la flûte. Ils s'interrompent au mitan de la scène pour laisser à Keyvan Chemirani et son zarb une plage d'improvisation solo.

Truculent toujours, l'acte III, ramenant aux années Covid, met en vedette Takao/Julien Ségol que l'on n'a pas encore entendu : basse généreuse, le chanteur fait également valoir sa voix de tête dans la scène 6 emmenée par la jeune turque . On retient surtout le comique de la scène 7 truffée de citations (le Français ) et la performance vocale du mari passant du chant diphonique aux accents du Commandeur dans un pastiche virtuose du Don Giovanni de Mozart. Pas de victime au terme de cet opéra ; « tout est absurde et fou » lancent les chanteurs, tous réunis – avec la poussette d'un nouveau né en sus – dans la dernière scène confiée à la Brésilienne , empruntant ses accents berceurs au melos puccinien.

Le résultat est bluffant, l'écoute toujours sollicitée et l'acuité de l'écriture, tant vocale qu'instrumentale, remarquable. L'engagement des compositeurs autant que des interprètes est patent, porté, il est vrai, par un livret taillé sur mesure qui laisse de l'espace à la musique.

Mahler revisité

En plein air et bénéficiant de l'embellie du soir, la seconde proposition n'est pas moins aventureuse, proposant une relecture du Chant de la Terre touchant tout à la fois au texte et à la musique sous la responsabilité conjointe du poète et du compositeur, flûtiste et improvisateur . La « Symphonie pour ténor et alto (ou baryton) et orchestre », telle que la conçoit Mahler s'est muée en un ensemble orchestral restreint, avec récitant, soprano et chœurs d'enfants. La succession des six Lieder y est pour autant respectée, au sein desquels puise sa matière poétique, prélevant sur la partition même quelques indications de caractère et prolongeant la thématique des poèmes chinois en y glissant des éléments de biographie mahlérienne. Car c'est la voix du compositeur en même temps que la sienne que Cadiot fait entendre à travers son écriture. Le récitant – Jean-Christophe Quenon qui remplace – est assis au sein des pupitres, alternant ses interventions avec celles de l'ensemble instrumental. À cour, deux membres du collectif « 10 doigts En Cavale », à tour de rôle interprètent le spectacle en langue des signes.

Il ne s'agit pas là de transcription mais bien de réécriture, la musique de Mahler, ou du moins les incipits et thèmes conducteurs de chaque Lied servant d'amorce à un traitement libre du matériau flirtant avec l'improvisation : « Je me compose et me décompose », dit en substance le texte de Cadiot. Ainsi y a-t-il, de part et d'autre de la soprano Johanna Vargas (en résidence à Royaumont) et du flûtiste deux groupes d'instrumentistes tous amplifiés : un trio de musiciens de jazz (Roberto Negro, Simon Drappier et Sylvain Lemêtre) et un quatuor à cordes classique à laquelle se sont joints deux instruments traditionnels chinois, le sheng (orgue à bouche) et le yangqi (sorte de tympanon frappé par des marteaux), tous sous la direction énergétique de Fiona Mombet. Bienvenue également (Mahler les avait conviés dans sa Troisième symphonie) la présence plus sporadique des chœurs d'enfants (école et conservatoire de la commune de Persan) qui se font l'écho amplificateur de la voix soliste.

Des hauts-parleurs nous parvient la voix de ténor (lointaine et brouillée) du premier Lied, Das Trinklied von Jammer der Erde (« Chanson à boire de la douleur de la terre »), dont le refrain se glisse entre les mots du récitant : « Sombre est la vie, sombre est la mort ». Débuté par le yangqi, Der Einsame im Herbst (« Le solitaire en automne ») génère une longue paraphrase laissant au pianiste Roberto Negro le temps d'une « invention » à deux voix très poétique et au violon chaleureux d' l'occasion d'un duo avec la flûte de . Von der Jugend (« De la jeunesse ») fait revenir la voix des enfants (la partie n'est pas facile!) et celle de Johanna Vargas. Flûte piccolo, piano préparé, synthétiseur « recomposent » le son mahlérien dans Von des Schönheit où la musique fonctionne en boucle. Les sonnailles se mêlant à la cloche fêlée de l'abbaye (il est 21 heures !) ramènent les enfants sur scène pour les deux derniers Lieder, Der Trunkene im Früling (« L'Ivrogne au printemps ») et Der Abschied (« L'Adieu ») : vingt minutes d'un final où la flûte orientalisante de Mienniel et sa guimbarde électronique remplacent le hautbois mahlérien : le texte est épuré et la musique proche de l'original dans les dernières minutes (« Ewig ») laissant le son s'étirer jusqu'au silence.

« Pour Mahler », sous-titrent et Olivier Cadiot s'agissant de cette relecture performative qui ne va pas sans quelques longueurs mais ne manque au final ni d'audace ni de finesse.

Crédits photographiques : © Fondation Royaumont

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