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Au fil des saisons, la soprano et cheffe d'orchestre Barbara Hannigan s'est affirmée comme une artiste totale en perpétuelle expérimentation dans l'approche même de la performance. Le répertoire moderne et la création font partie de son jardin de prédilection où s'exprime pleinement sa sensibilité hors norme. La Canadienne nous parle de son intense travail d'approfondissement avec les orchestres mais aussi du processus de création à travers l'opéra de Poulenc, La Voix Humaine.
ResMusica : Ce n'est plus un secret, vous avez une aventure avec Haydn !
Barbara Hannigan : C'est mon petit ami ! Je l'aime tellement. Je crois qu'il m'aime bien aussi. Haydn et moi avons une relation sérieuse. J'ajoute trois symphonies la saison prochaine : la 39e , la 45e, la 101e, peut-être la 102e. En tant que chanteuse, je n'ai pas beaucoup approfondi son écriture vocale. Mais ses symphonies sont des opéras. Elles sont si dramatiques ! J'arrive toujours avec mon propre jeu de partitions pour Haydn et c'est la feuille de route à partir de laquelle nous démarrons. Nous créons toujours notre propre paysage avec chaque orchestre mais je suis toujours fascinée. Même si j'ai trois orchestres qui jouent dans une saison la 26e, la 44e ou la 49e, cela sonne toujours d'une façon complètement différente car je veux qu'ils proposent beaucoup et moi-même, j'offre beaucoup. C'est ce qui fait que nous nous retrouvons dans un endroit différent. L'Orchestre de Copenhague était incroyable. Le Philharmonique de Munich joue Haydn de façon fantastique. C'est si émouvant et ils se donnent à fond.
RM : En concert, on peut remarquer qu'à certains moments, vous vous arrêtez de diriger les musiciens et vous les écoutez. Cela devient alors de la musique de chambre avec 80 musiciens.
BH : Oui, c'est vrai. Comme nous avons répété, ce n'est pas nécessaire de diriger en permanence. Je peux le faire pour juste rappeler un aspect de la partition que nous avons travaillée en amont ou bien pour leur demander de faire ressortir davantage tel ou tel élément de l'œuvre. Il y a cette idée de creuser encore plus l'interprétation.
L'année dernière avec l'Orchestre de Cleveland, nous faisions la 44e de Haydn et je voulais vraiment qu'ils aillent plus loin. Après le premier concert, je suis retournée les voir pour leur dire « non, non, demain, encore plus ! » Chaque performance était différente. C'est la meilleure façon de se connecter, de se reconnecter et de revisiter l'œuvre.
Je comprends vraiment pourquoi au Japon, on apprend à faire du riz pendant de très nombreuses années. D'ailleurs, ils se concentrent sur un seul Art. J'adore le fait de répéter. Regarder les mêmes films en boucle, relire des livres, chanter les mêmes morceaux. Aborder de nouveau le répertoire et comme vous le savez, j'adore aussi faire des tonnes de choses toutes nouvelles. C'est une drôle de combinaison des deux.
Il m'est arrivé de faire une production comme chanteuse que je n'aimais pas. Après quinze représentations, ce n'était pas motivant. Quand je choisis le répertoire, je veux continuer à l'approfondir. Apprendre à le connaître de diverses manières. C'est pareil avec La Voix Humaine. C'est différent à chaque fois. Récemment à Naples, des personnes du public sont venues aux cinq représentations. Selon elles, c'était tellement différent. Parfois plus drôle ou plus sombre ou absolument bouleversant.
RM : Concernant le répertoire, comment apprenez-vous les partitions ?
BH : Apprendre la musique en tant que chanteuse n'est pas si difficile mais mémoriser l'est. Je suis assez rapide en tant que chanteuse. Certaines œuvres sont difficiles – John Zorn est très complexe. Plus je m'habitue à sa musique, mieux je comprends son langage et cela vient un peu plus vite qu'avant.
En tant que cheffe, j'ai mes méthodes mais chaque œuvre nécessite des perspectives différentes. Je cherche toujours le quoi et le pourquoi. Quelle est l'histoire ? Des images d'une couleur, d'une scène ou d'un personnage me viennent toujours à l'esprit. C'est le caractère des choses.
Je me souviens avoir assisté à une master class de Boulez en 2011 sur les Variations pour orchestre de Schönberg. Il a demandé au jeune chef ce qui était le plus important dans cette œuvre. Celui-ci a répondu que c'était la relation structurelle harmonique de… Il l'a arrêté en disant que non, c'était le caractère. C'était cela le plus important. Je trouve génial que Boulez dise cela à propos de Schönberg.
Bien sûr, nous devons comprendre l'analyse, mais ce n'est pas cela dont il s'agit. C'est un travail préliminaire. Ensuite, on trouve les adjectifs, les images. J'aime les communiquer à l'orchestre.
Parfois, ils me demandent où je les trouve. Parfois, je parle de texture. Quelle est la masse du son et de quoi est-il fait ? Parfois, c'est très lourd. Est-ce que c'est en pierre ou en marbre ? Brillant ou tranchant ? Luisant ou transparent ? Translucide ? Est-ce que c'est un liquide et si c'est le cas, lequel ? visqueux, épais ? Est-ce que c'est difficile à traverser ou y a-t-il de l'eau ? Est-ce que c'est de la brume ? Combien de résistance y a-t-il dans le son ?
RM : Pour La Voix Humaine de Poulenc, comment s'est déroulé le processus de répétitions ?
BH : Je dois d'abord parler de la version où je ne faisais que chanter avec Warlikowski. Krzysztof et moi sommes des partenaires très proches depuis Lulu. Après six productions de différents opéras, nous avons soigneusement choisi de faire celui-là. C'était intéressant car sa version était celle d'une femme absolument détruite. Elle l'est tellement qu'elle rampe sur le sol et peut difficilement se tenir encore debout. Je ne me lève même pas pendant les 10 ou 12 premières minutes. J'avais besoin de passer par là.
Quand j'ai eu l'idée de l'aborder, j'ai demandé à Esa-Pekka Salonen s'il pensait que ce serait possible de le chanter et le diriger. Il pensait que oui et moi aussi.
J'ai commencé à travailler avec un pianiste au studio de danse le Centquatre-Paris. Je chantais avec la partition devant moi pour diriger et trouver des gestes, pas nécessairement ceux pour la direction mais plus expressifs. Petit à petit, j'ai trouvé le moyen de donner le premier temps, un coup de poing, ou tordre mes mains pour donner le tempo, ou encore d'utiliser ma tête. C'est une chorégraphie mais cela va au-delà.
Je créais cette palette de gestes « théâtraux/chorégraphiques » qui n'étaient pas limités. A l'intérieur de cela, je jouais un personnage émotionnel alors je devais être fonctionnelle dans ma direction et émotionnelle. Je voulais que le personnage d'Elle soit très puissant, mais aussi essentiellement quelqu'un en train de souffrir. A la fois puissante et vulnérable, pas seulement brisée. Mais à la fin, c'est devenu presque comique. Surtout maintenant, après deux ans à diriger cette œuvre. J'entends toujours un rire dans le public vers le début.
Une fois que j'ai travaillé sur les gestes, nous avons placé les caméras. J'ai répété avec une seule pour m'habituer et enfin, avec trois caméras placées dans l'orchestre afin que je joue avec elles. L'une posée sur le sol, l'autre droit devant et l'autre en hauteur, et je dirigeais. Lorsque vous commencez à jouer avec la caméra et qu'elle est projetée sur un grand écran, c'est comme nos discussions Zoom et Face Time. Au lieu d'un téléphone, j'avais un écran.
RM : Et à partir de là, vous avez créé une performance immersive d'une rare intensité.
BH : C'est très moderne. C'est aussi un miroir. Elle devient comme obsédée par ce jeu-là. On se demande alors si elle parle vraiment à quelqu'un d'autre. C'est ce à quoi je pensais déjà quand j'étais avec Krzysztof. Est-ce que tout cela est imaginé ?
Sans trancher, je dirais qu'il est possible qu'Elle n'ait jamais eu de relation ou qu'Elle en ait eu plusieurs. Il est possible qu'Elle parle à quelqu'un, qu'Elle ait un dialogue sur ce mode « J'aurais aimé dire ceci, j'aurais aimé dire cela ».
C'est tout le théâtre de l'imagination et du mensonge : à plusieurs reprises, Elle parle de sa relation au mensonge. Elle dit ne pas pouvoir lui mentir, mais dit après qu'Elle l'a fait. Elle essaie de découvrir s'il mentait et parle de la valeur du mensonge, à quel point il est important de protéger une autre personne, d'être gentil. Cela devient vraiment un thème à l'intérieur de l'œuvre. Elle dit aussi avoir besoin de vivre dans un monde imaginaire, de prendre de la distance par rapport à la réalité. Une fois que nous avons pris en considération toutes ses paroles, supposé qu'au moins une partie d'entre elles était un peu vraie, alors nous avons notre dramaturgie.
C'est une personne qui crée sa propre réalité, joue avec la vérité des mensonges et sa perception des relations, les siennes et celles qu'elle entretient avec les autres. C'était très important pour moi de m'assurer qu'à la fin, le public sache qu'Elle a le cœur brisé et que le sien le soit aussi. Même s'il y a des moments méchants et cruels, il doit toujours avoir de la sympathie pour elle. Et c'est le cas, même de la part de l'orchestre. Je n'ai jamais fait cette pièce sans qu'il n'y ait au moins un ou deux musiciens qui pleurent et viennent me voir après pour me parler. C'est très intense.
RM : À certains moments, ressentez-vous le besoin de prendre du recul parce que vous êtes trop impliquée émotionnellement ?
BH : Non, je n'ai pas besoin de le faire. C'est aussi pour cela que j'aime utiliser l'humour. Même quand on traverse une tragédie, on se surprend souvent à rire. Cela atteint un niveau de folie où Elle imagine qu'elle dirige un orchestre et leur parle. L'un des membres de l'orchestre est toujours la personne à qui je m'adresse, Marthe. Celle qui amenait toujours le docteur, faisait les courses et emmenait Elle en sortie. Le premier violoncelle, homme ou femme, doit toujours interagir avec moi. J'ai le soutien de 80 personnes et nous faisons tous ce voyage. C'est épuisant et émouvant et aussi très amusant. C'est effrayant comme lors d'un tour de manège dans une foire ! Surtout lors de la première répétition que j'ai l'habitude de faire en entier sans m'arrêter. C'est assez fou !
Pour la production de Krzysztof, ce n'est pas drôle. Il n'aimait pas que j'aie beaucoup d'énergie mais plutôt que je sois très fatiguée. D'ailleurs, un jour je me sentais en forme. Je m'amusais trop. Il est arrivé et m'a dit : « Au fait, ce n'est pas bon du tout ». Pour sa production, il avait raison. C'est bien que nos versions soient très différentes.
Crédits photographiques : © Co Merz
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