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À Salzbourg, Le Joueur de Prokofiev prend de la hauteur

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Salzbourg. Felsenreitschule. 17-VIII-2024. Sergueï Prokofiev (1891-1953) : Le Joueur, opéra en quatre actes sur un livret du compositeur d’après le roman éponyme de Fjodor Dostojewskij. Mise en scène : Peter Sellars. Décor : George Tsypin. Costumes : Camille Assaf. Lumière : James F. Ingalls. Avec : Peixin Chen, basse (Général) ; Asmik Grigorian, soprano (Paulina) ; Sean Pannikar, ténor (Alexej) ; Violeta Urmana, mezzo-soprano (Babulenka) ; Juan Francisco Gatell, ténor (Marquis) ; Nicole Chirka, mezzo-soprano (Blanche) ; Michael Arinovy, baryton (Mr Astley) ; Zhengyi Bai, ténor (Prince Nilsky) ; Ilia Kazakov, basse (Baron Würmerhelm) ; Arman Rabot, baryton (Directeur du casino) ; Joseph Parrish, baryton-basse (Potapisch/Babulenka Haushofmeister) ; Samuel Stopford, ténor (Premier croupier) ; Michael Dimovski, ténor (Deuxième croupier) ; Jasurbek Khaydarov, basse (Gros Anglais) ; Vladyslav Buialskyi, baryton-basse (Anglais élancé) ; Elizaveta Kulagina, soprano (Dame de toutes les couleurs) ; Lilit Davtyan, soprano (Dame pâle) ; Cassandra Doyle, mezzo-soprano (Dame d’honneur) ; Zoie Reams, mezzo-soprano (Dame suspecte) ; Tae Hwan Yun, ténor (Joueur malade) ; Amin Ahangaran, basse (Vieux joueur) ; Seray Pinar, mezzo-soprano (Vieille joueuse suspecte) ; Santiago Sanchez, ténor (Joueur fougueux) ; Aaron Casey-Gould, ténor (Joueur bossu) ; Navazard Hakobyan, baryton (Joueur malchanceux). Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor (chef de chœur : Pawel Markowicz) et Wiener Philharmoniker, direction : Timur Zangiev

Salzbourg 2024 met Dostoïevski à l'honneur. Après L'Idiot de Weinberg vu par Krzysztof Warlikowski, surprend avec sa vision métaphorique du Joueur de Prokofiev.

Le Joueur prophétise les innombrables conversations en musique que le XXe siècle lyrique va produire. Si Richard Strauss transcendait les siennes (Intermezzo, Capriccio) au moyen d'interludes ou de monologues où la musique plongeait au fond de l'âme, il en va tout autrement de ce Joueur que le jeune Prokofiev composa entre 1915 et 1917 à partir du bref roman de Dostoïevski : sans Ouverture ni aria, muni d'un minuscule Entracte d'une minute trente, il apparaît, malgré son orchestration rutilante, ardu à pénétrer. Le monter constitue un défi.

Avant même la première note, on admire la scénographie avec laquelle George Tsypin a fait du mythique Manège des Rochers (Felsenreitschule pour les initiés), aujourd'hui traditionnel refuge du XXe siècle lyrique, un lieu que semble avoir déserté les humains, un peu comme dans le parc d'attractions désaffecté qui ouvre Le Voyage de Chihiro : la verdure qui descend des murs a gagné le plateau, les vitres qui bouchent les alcôves du lieu mythique sont cassées, comme après une déflagration, d'étranges machines en forme de toupies semblent pétrifiées par les ans…

Les premières mesures, annonçant un dans une forme éblouissante, ramènent le lieu à sa gloire d'antan : nous sommes à Roulettenburg, sorte de Las Vegas allemande. Les toupies, en fait des roulettes géantes surmontées de leur abat-jour individuel, tournoient jusqu'au vertige. Au nombre de sept, elles s'élèveront parfois dans les airs, prenant des allures de soucoupes volantes façon Mars attacks, comme pour prendre de haut cette humanité sous emprise de son pire ennemi : la finance. Pas un seul personnage à qui s'attacher dans Le Joueur. Ni le héros, Alexej, prêt à tout pour gagner le cœur de Paulina, encore moins le Marquis qui a la mainmise sur la jeune femme, ni le Général qui escompte sur le décès de Babulenka, tante à héritage pour solder des dettes contractées envers le Marquis, pas plus que l'ambivalente Paulina, écartelée entre vénalité et intégrité. Une dénonciation sans appel, de la part du jeune Prokofiev écrivant entre guerre mondiale et révolution bolchévique, calquée sur celle du romancier défiant déjà la société de 1866, et qui n'a rien perdu de son actualité aujourd'hui, où nombre d'activistes dénoncent à leur tour les dégâts collatéraux du capitalisme aveugle.

Alors que l'on s'attendait, de la part du grand humaniste qu'est , à un spectacle d'un militantisme ostentatoire, avec banderoles et images d'archives, le metteur en scène américain, après quelques productions de plus en plus dépouillées (Tristan et Isolde, Iolanta/Perséphone, Only the Sound Remains) où l'humain finissait même par faire office de décor unique (les Passions de Bach), revient contre toute attente au grand jeu du choc esthétique, ce qui s'avère une bonne manière de lire un opéra mal-aimable qui, malgré de récurrentes réussites scéniques (Lyon , Bâle), reste encore mal-aimé. Nonobstant quelques téléphones portables et quelques sur-titres modifiés en conséquence, sa vision est quasi-atemporelle dans sa façon de métaphoriser l'intrigue. Les lumières, extrêmement travaillées, les costumes, très flatteurs, visent l'éblouissement permanent. Si la palette, d'une polychromie décomplexée, n'a de cesse de séduire la rétine du spectateur, la direction d'acteurs se contente de confronter les corps des protagonistes aux grands espaces, le lieu se prêtant particulièrement à la course éperdue. Très loin des productions lyonnaises et bâloises, plus ancrées dans un certain réalisme, Sellars visualise de concert et de façon quasi-cosmique, le vertige de l'addiction (que Dostoïevski lui-même ne connaissait que trop) et celui concomitant du désir de fuir un monde perdu. L'opéra est bref mais le spectacle est puissant.

Puissant, c'est aussi le mot qui caractérise le mieux l'interprétation musicale. L'acoustique de la Felsenreitschule, aussi exceptionnelle que le son du Wiener Philharmoniker, donne immédiatement le sentiment de retrouver des sensations bien familières, celles où dans son salon, l'on découvrait jadis les grands enregistrements Decca d'un ensemble considéré comme le plus fameux de la planète. Encore inconnu avant de remplacer en 2022 Valery Gergiev à la Scala pour cette autre histoire de joueur qu'est La Dame de pique, , deux heures durant, joue en maître des pupitres rutilants de la phalange, comme de la fascinante science orchestrale du compositeur, notamment au moment galvanisant de l'arachnéenne scène de la roulette de l'Acte IV avec ses 21 solistes.

En 2018, à Bâle, devant une salle clairsemée, était déjà Paulina. En 2024, la Felsenreitschule fait salle comble pour entendre, vêtue à rebours des apparitions glamour qui balisent les rues de Salzbourg et les pages des magazines, celle qui est aujourd'hui une des chanteuses les plus renommées de la planète. Engagement, vocalité intense, n'a que quelques scènes, mais quelle présence ! Néanmoins Le Joueur c'est Alexej : de toutes les scènes, , déchirant de bout en bout, armé d'une vibrante élégance scénique, d'une beauté de ligne idéalement russe, fait forte impression. La Babulenka explosive de se taille elle aussi un joli succès à l'applaudimètre. Autour du Marquis aussi parfaitement infréquentable que remarquablement chanté par , et du Général imposant de , gravitent une poignée de rôles plus épisodiques parmi lesquels on remarque la Blanche de et le Mister Astley de Michael Arivony.

Peu avant la déflagration finale, fatale pour tous, Sellars, en l'envoyant déborder le cadre de scène, fait du chœur le messager d'une rageuse intervention envoyée, entre fosse et public, à la face des spectateurs. Lesquels ne se seront peut-être pas rendu compte jusque là que les miroirs cassés du casino qui bouchaient les arcades de la Felsenreitschule leur renvoyaient aussi, depuis un bon moment déjà, leur image diffractée.

Crédits photographiques : © Ruth Walz

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