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Salzbourg. Grosses Festspielhaus. 14-VIII-2024. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Don Giovanni, opéra en deux actes sur un livret de Lorenzo da Ponte. Mise en scène, décors, costumes, lumières : Romeo Castellucci. Chorégraphie : Cindy Van Acker. Avec : Davide Luciano, baryton (Don Giovanni) ; Dmitry Ulyanov, basse (Il Commendatore) ; Nadezhda Pavlova, soprano (Donna Anna) ; Julian Prégardien, ténor (Don Ottavio) ; Federica Lombardi, soprano (Donna Elvira) ; Kyle Ketelsen, baryton-basse (Leporello) ; Ruben Drole, baryton (Masetto) ; Anna El-Khashem, soprano (Zerlina) ; Utopia Choir/Hommes du Bachchor de Salzburg (chef de chœur : Vitaly Polonsky) et Utopia Orchestra, direction : Teodor Currentzis
Il est rare que le Festival de Salzbourg reprenne une mise en scène. Le Don Giovanni de Romeo Castellucci méritait amplement un tel honneur. Mais pourquoi le metteur en scène italien s'est-il acharné à retoucher ce spectacle déjà mythique ?
Quelle mouche a piqué Stefan Herheim surchargeant en 2012 son Parsifal multi-célébré de Bayreuth, Katie Mitchell sur-sexualisant en 2024 son formidable Pelléas aixois de 2016, et aujourd'hui Romeo Castellucci révisant le choc de son Don Giovanni de 2021, rajoutant ci et biffant là sans que le spectacle frappe davantage, bien au contraire ? Résultat : un choc singulièrement amorti.
L'Acte I, naguère rythmé par d'impressionnantes chutes d'accessoires depuis les cintres, perd en spectaculaire : les quelques tonnes d'acier de l'élégante voiture flambant neuve s'écrasant avec fracas juste avant « Notte e giorno faticar » glissent cette fois lentement à la verticale tous phares allumés, le fauteuil roulant du Commandeur ne défie plus les lois de la pesanteur… D'excellentes idées ont ainsi disparu comme, sur le premier récitatif Giovanni/Leporello, les seuls yeux des protagonistes dans le noir façon BD, ou la femme nue enceinte doublant Elvira, ou encore cette autre tapie derrière Zerline dans « Là ci darem la mano ». On regrette encore plus la disparition pure et simple du stroboscope qui, dans la nuit soudaine, transformait le Don en fêtard, le temps d'un « Finch'han dal vino » extraverti, au profit d'un assagissement du jeu d'orgues devant ce moment galvanisant qui, bien que toujours envoyé prestissimo à la rampe devant la fosse toujours surélevée, se déroule cette fois dans la blancheur castelluccienne griffant l'entièreté du spectacle. Si on reste partagé devant l'inédit du spectacle de marionnettes rejouant la nuit du Don avec Anna, on apprécie en revanche la chorégraphie améliorée de l'entrée paysanne (Requiem est passé par là), de même que les premiers accords de l'Ouverture plus judicieusement envoyés sur le moment où le Christ est décroché du mur. Le finale garde sa force malgré la présence renouvelée de l'énigmatique vieillard en bikini à fleurs contemplant le chaos formé par l'amas d'objet hétéroclites (vélos, poubelles, matelas, cage de foot …) lancés de partout.
À un détail (de taille) près, l'Acte II conserve quant à lui son envoûtante beauté, avec ses immenses voilages magnifiant le camaïeu subtil de la chorégraphie sans accroc, sans cesse réinventée, des 150 Salzbourgeoises de tous âges chargées de représenter, de Sola sola, in buio loco à Mi tradì (soit 40 bonnes minutes !) le catalogue des conquêtes du Don. La scène du cimetière, toujours scandée par la transe de noires érinyes balançant leur chevelure d'avant en arrière, est l'autre moment-phare de cet acte que nombre de mises en scène échouent à rendre passionnants sur la durée.
On raconte dans Salzbourg que le moment du spectacle le plus frappant, celui qui montrait le Don dépouillé de tout, jusqu'au moindre de ses vêtements, et s'enduisant de peinture blanche, a été ripoliné dans le sens du politiquement correct, suite à certains cris d'orfraies poussés en 2021. Romeo Castellucci avait pourtant récemment très bien évoqué, dans nos colonnes, l'utilisation en scène de ce qu'il appelle « le costume ultime ». Quoi de plus parlant effectivement que la nudité pour dire la solitude du Don, ce côté « tu es poussière et tu retourneras à la poussière », au terme de l'invraisemblable course contre la mort entreprise bien en amont du lever de rideau ? D'autant que, plutôt que le Commandeur, c'est Giovanni que Castellucci transforme ensuite en statue de pierre, façon relique de Pompéi. Un sort également réservé à tous les protagonistes, tandis qu'à l'excellent Chœur Utopia est confié un lieto fine d'une ampleur de cathédrale…
Ces sérieuses réserves formulées, ce Don Giovanni 2024 qu'on imagine à des années-lumières de celui qui ouvrit le premier Festival de Salzbourg en 1922, reste un des plus beaux spectacles qui soient. Du lieu saint (de ceux que l'on peut admirer dans la ville aux cent églises) longuement vidée de son mobilier (dans Jeanne au bûcher, à Lyon, il s'agissait d'une salle de classe), de cet espace mental occupant magnifiquement le cinémascope de la scène, au cimetière de Pompéi final, de l'agapé à l'eros, le metteur en scène italien questionne en profondeur le statut mythique du héros pourtant le plus animal du répertoire (chèvre, chien et rat sont de la partie), à vrai dire seulement fréquentable en scène, dont le seul mérite, dixit Castellucci, est de représenter la relation dysfonctionnelle que l'humain entretient avec le désir. Face à tant de noirceur, le jeu d'orgues est probablement le plus fascinant du moment avec sa symphonie de blancs : laiteux, bleuté, rosé, ou encore soudain plus blanc que blanc. Un sommet esthétique.
Blanc sur blanc, c'est aussi le maître-mot des costumes portés par Giovanni et Leporello, version blanche des noirs jumeaux de Sellars en 1990. Les deux hommes sont souvent indiscernables. Kyle Ketelsen, nouvel alter ego du dissolu, semble presque en retrait de ses incarnations habituelles, se fondant dans le corps et la vocalité de Davide Luciano, lequel brandit à nouveau haut le flambeau d'une incarnation qui lui a apporté la notoriété. De retour en Elvira, Federica Lombardi ne cesse de gagner en intensité au fil de la soirée aboutissant à un « Mi tradì » en tous points parfait. Également présente en 2021, Nadezhda Pavlova triomphe avec un « Non mi dir » ourlé d'impalpables coloratures. Nouvel Ottavio, mais toujours fashion victime comme pour attirer l'attention de Donna Anna, changeant de garde-robes à chacune de ses apparitions, Julian Prégardien touche par la façon dont il convie son art au service d'arias et d'ornements qui le conduisent aux confins de sa zone de confort. Dmitry Ulyanov prête l'ampleur de son timbre au Commandeur avant de la prêter à Don Giovanni au moment du repas sans apparition surnaturelle, la voix de la statue de pierre devenant la voix intérieur du héros défait. Ruben Drole et Ana El-Khashem complètent gracieusement cet aréopage d'êtres humains, femmes de Salzbourg comprises, dont l'on réalise au bout du compte qu'ils sont de fait le plus beau décor de cet opéra sur le désir des corps.
De ce Don Giovanni entre installation et symbolisme (un vrai catalogue castelluccien), Teodor Currentzis dit : « N'essayez pas de comprendre la symbolique : votre subconscient s'en charge ». Dans le droit fil de son enregistrement de 2016, le chef (un spectacle à lui seul) vampirise littéralement l'œuvre, comme pour, lui aussi, faire rendre gorge à la toxicité du rôle-titre : longs silences accordés au plateau, continuo sans cesse ré-interprété, et même, dans ce Don Giovanni d'une demi-heure plus long que l'original, quelques rajouts. Avec son jeune orchestre Utopia (des instrumentistes venus du monde entier), Currentzis infirme la réputation d'ennui des récitatifs d'antan. De la scène à la fosse, tout passionne de cette vision qui fait de « l'opéra des opéras » une œuvre d'art à part entière. On se demande dès lors, quand tant de DVD inutiles encombrent les bacs, pourquoi l'on doive encore attendre la parution du Don Giovanni du tandem Castelluci/Currentzis qui fut filmé en 2021. Dans sa version originale.
Crédits photographiques : © SF/Monika Rittershaus
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en effet,ce fut extrêmement déroutant et fascinant….mon plus bel don Giovanni de ma longue carrière……