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Les Récréations dans une version fervente et prospective de l’Art de la Fugue de Bach

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Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Die Kunst der Fuge BWV 1080. Les Récréations : Matthieu Camilleri, Sandrine Dupé, Clara Mülerthaler, Julien Hainsworth, Keiko Gomi. 1 CD Riccercar. Enregistré en l’église Notre-Dame de l’Assomption de Basse-Bodeux en septembre 2022. Notice de présentation en anglais, français et allemand. Durée : 73:43

 
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proposent, avec une disposition en quatuor à cordes «augmenté»,  leur interprétation de l'Art de la Fugue, l'œuvre testamentaire  de . L'ensemble entend ainsi respecter à la lettre la partition et révèle avec son interprétation très fluide mais toujours habitée et expressive, la dimension de l'œuvre.

L'ensemble est constitué de jeunes musiciens bien connus dans les sphères de la musique ancienne et baroque notamment française. Si le groupe a cherché à ses débuts une certaine stabilité d'effectif, toujours placé sous la houlette de Mathieu Camilleri et Clara Mühlertaler, il affiche aujourd'hui une belle maturité et prestance avec le concours de – ici essentiellement au second violon mais aussi à l'alto – et de au violoncelle. Forts de leur démarche historiquement informée, (notamment au sein de quelques uns des meilleurs ensembles baroques hexagonaux), les quatre amis adoptent la coupe du traditionnel quatuor à cordes classique mais entendent par une étude philologique et contextuelle explorer les fondements même de la formule depuis les derniers feux de l'âge baroque jusqu'à l'avènement du premier classicisme.

s'attaquent donc aujourd'hui à un monument célébré mais énigmatique de l'Histoire de la musique occidentale, Die kunst der fuge, l'Art de la Fugue de . Outre le texte de présentation fort documenté de Gilles Cantagrel, nos interprètes nous signifient par un long avertissement  les tenants et aboutissants de leur réalisation. Nous aurons droit ici à une distribution instrumentale suivant à la lettre le texte tel qui nous est parvenu, selon le fameux manuscrit de Berlin complété par la première édition posthume et assez désordonnée de l'œuvre. L'ensemble s'en tient aux quatorze contrepoints essentiels présentés dans l'ordre, éclatés en quatre groupes de fugues (quatre simples, trois strettes, huit fugues doubles ou miroirs , et enfin la fameuse triple fugue finale) séparés par un des quatre canons classés par ordre croissant de complexité de pensée.

Il s'agit donc de distribuer la polyphonie – souvent mais pas toujours « à quatre » – de la partition « théorique » et sans destination instrumentale précise aux cordes des quatre instrumentistes de l'ensemble (dans une démarche à l'exact opposé des claviéristes, tel récemment Christophe Rousset, voyant dans le sillage de la thèse de Gustav Leonhardt l'Art de la Fugue comme une œuvre destinée au clavecin – ou à ses déclinaisons l'orgue ou le piano).

La formule du quatuor à cordes moderne (deux violons, un alto et un violoncelle) demeure très incommodante pour adapter textuellement l'ensemble de l'œuvre au plus près des deux versions princeps du texte – tous les quatuors l'ayant gravée (citons entre autres Juilliard, Emerson, Casals) doivent « bricoler » le texte quelque peu pour « coller » à la tessiture « obligée » de chaque instrument. Par exemple, pour le contrapunctus XI la seconde voix s'impose au violon-alto (malgré le déploiement dans l'aigu de la partie considérée….) car il manquerait une note grave au violon II au risque d'inverser et de défigurer certains motifs essentiels !). Mais ailleurs précisément l'instrument de la seconde voix (altus) est souvent mieux sonnante… au violon-alto qu'au violon II – souvent ailleurs replié dans le grave de la tessiture. La tierce voix de « ténor » est souvent idéalement rendue par le violoncelle piccolo cet instrument à cinq cordes aujourd'hui disparu, réhabilité par la pratique historiquement informée, et auquel Bach recourut plus d'une fois superbement au fil de ses cantates d'église ! De sorte qu'a émergé l'idée d'établir un quatuor élargi avec le concours de au violoncelle piccolo, et de distribuer variablement les rôles pour chaque « formant » du cycle.

Cette formule à « quatre plus un », hypervariable au fil des pages, à la distribution bien précisée dans la notice, permet de restituer le texte intégral sans aucune retouche. Avec aussi des contraintes parfois inattendues : au renversement inversus en miroir du contrepoint XIII (à trois), la partie du violon devient suraiguë, et recourt là pour son interprétation à un violino piccolo, plus petit et accordé une tierce plus haut que l'instrument standard – celui que Bach utilisa par exemple en soliste dans le premier concerto brandebourgeois.

Certes le « vieux » Cantor de Leipzig fait anachroniquement ici œuvre de synthèse, résumant deux ou trois siècles d'évolution de la pensée polyphonique avant lui. Mais là où la version d'Hesperion XXI et de Jordi Savall – quatre violes doublées par un sévère quatuor de vents – tirait l'œuvre vers l'archaïsme, là où Musica Antiqua Köln jadis soulignait parfois le caractère presque dansant de certains contrepoints par des tempi plus échevelés, là où le très british Brecon Baroque de Rachel Podger, dans le projet de réalisation parfois assez proche du présent, ne réussissait qu'à moitié son pari de restitution plus bariolée aux cordes et au clavecin, Les Récréations proposent une version techniquement irréprochable, textuellement convaincante, et musicalement extrêmement vivante (dès les premiers contrepoints très allants malgré leur sévérité) voire virtuose, avec une conception pulpeuse et lustrale du son. Si incontestablement l'œuvre se veut rétrospective, elle ouvre aussi, placée sous cet angle, de nouveaux enjeux à la fois scripturaux et esthétiques : on pense à la discipline imposée par le classicisme d'un Joseph Haydn qui reprend le modèle fugué pour trois des finals de ses quatuors « du Soleil », sans parler de certaines incidences mozartiennes (Adagio et fugue KV 546) ou de l'emploi obsessionnel de la fugue à des fins expressives du dernier Beethoven ou de Bartók en son premier quatuor ! Cette vision place donc aussi l'œuvre comme ouverte sur l'avenir d'une formule scripturale en pleine (re)définition dans les années 1740.

La présente cursivité de l'interprétation (comme par exemple un fulgurant contrapucntus IX à la douzième) magnifie aussi l'extraordinaire tension harmonique « verticale » d'un discours pourtant a priori conçu comme la superposition de « lignes » horizontales : il en va ainsi dans leur écriture serrée, pour les fugues strettes et surtout les contrepoints VIII et XI rarement entendus aussi aventureux par la mise en valeur de leurs dissonances passagères. Mais cette approche très vivante, magnifiquement captée en l'église de Basse-Bodeux en Belgique, n'empêche nullement le pathétisme presque éploré des canons « énigmatiques » à la douzième (plage 14), ou en augmentation et mouvement contraire (plage 19), joués comme il se doit en duo strict !

Pour la fameuse fuga a tre soggetti, tente le pari audacieux de « reconstituer » une possible coda à l'ensemble du cycle. Là où le discours se suspend, pour des raisons contingentes sans doute étrangères à la mort du Cantor, les interprètes respectent un court silence puis entreprennent une des réalisations possibles d'une hypothétique strette finale pour parachever tout le cycle ; avec outre la superposition des trois sujets le retour « dans la gloire » du thème séminal et inaugural de tout l'ouvrage jusque là figuré en « ombres » au fil de cet ultime contrepoint… comme si, avec le sourire d'un sphynx, Johann Sebastian tendait la main à ses interprètes élus pour leur confier la clé ultime de son œuvre.

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