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La pianiste Clara Haskil, l’icône mozartienne

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Chaleureusement applaudie comme enfant prodige à Vienne, la petite Roumaine de 10 ans exécute des pièces sans partition après les avoir entendues une seule fois. Elle est prise en main par le professeur Robert qui va la recommander à à Paris.

1956 © Roger Hauert

Accompagnée par son oncle Avram, elle réussit le concours d'entrée au Conservatoire de Paris où elle mène de front l'étude du piano et du violon, pour lequel elle remporte son premier prix (pour le piano elle l'aura plus tard). Dans la classe de virtuosité d'Alfred Cortot, elle devra se contenter d'un enseignement de suppléance, le maître étant toujours absent. Malgré sa déception, elle travaille avec acharnement et décroche son premier prix à 15 ans.

La jeune virtuose va conquérir les salles en Italie, en Suisse, en Roumanie, et lorsqu'elle joue la redoutable transcription de la Chaconne de Bach par Ferruccio Busoni en 1911 à Zurich, le compositeur présent lui propose de l'enseigner au Conservatoire de Berlin, mais maman y oppose son  « njet », sa fille étant trop jeune pour ce genre d'aventure, si bien que l'offre de Busoni se réduit à un cours de maîtrise à Bâle la même année.

Un séjour prolongé à Lausanne, toujours sous la tutelle de son oncle, lui ouvre de nouvelles portes : Le pianiste Ernest Schelling de Genève la présente à Ignacy Paderewski à Morges et à l'éditeur et mécène Schirmer qui lui parle d'une tournée en Amérique. Cependant elle a un handicap : la colonne vertébrale déformée ne supporte plus le buste de la jeune femme de 18 ans qui grandit trop vite. Un traitement s'impose dans une clinique en Normandie où on lui administre une camisole de plâtre, une mesure drastique qui l'éloignera pendant des années du piano. Ce supplice la pousse à bout et on finit par lui enlever cet instrument de torture avant que les vertèbres se soient redressées. La Haskil restera la pianiste maigrichonne et voûtée pendant toute sa vie. Après la guerre elle va rattraper ses années perdues en clinique, d'abord par une rentrée triomphale avec le Concerto no. 20 de  Mozart, avant de se retirer à Amden en Suisse (au-dessus du Walensee) pour une cure de rétablissement en compagnie de son oncle qu'elle vient de rejoindre à Zurich, après que ce dernier ait passé des années comme prisonnier de guerre.

Le deuxième mouvement du Concerto no. 20 (son Mozart favori, à côté du no. 3 de Beethoven), une mélodie comme transfigurée sous ses doigts…

Ces trois ans dans le village alpin remettent la pianiste sur pied. Elle se sent de nouveau en forme pour donner un concert à Lausanne, son prochain domicile. Les nouveaux contacts avec le pianiste Blanchet et le compositeur Gustave Doret vont largement élargir son champ d'action. Doret annonce le récital de sa nouvelle amie en 1921 dans un article grandiloquent de la presse genevoise, en parlant de sa modestie, de sa perfection, de son dévouement à la musique etc… La salle à Genève est comble et l'enthousiasme du public sans bornes, y compris celui d'Ernest Ansermet qui n'hésite pas à engager la jeune Haskil comme soliste du Concerto de Schumann avec son orchestre.

C'est la période où la soliste est soutenue par un mélomane de Vevey, le directeur de Nestlé Emile Rossier, qui lui sert d'intermédiaire pour de nouveaux contacts : que ce soit Pablo Casals pour qui elle sera une fidèle partenaire comme chambriste pendant de longues années, que ce soit Georges Enescu, un ami de son pays, avec qui elle donnera plusieurs concerts, ou alors Eugène Isayë, le virtuose belge. Avec lui, elle jouera toutes les sonates de Beethoven et sera même reçue par la Reine Elisabeth à Bruxelles.

Après une première tournée en Amérique, elle revient en Roumanie pour plusieurs concerts avant de rejoindre Paris où elle est accueillie par la princesse de Polignac. Ce séjour parisien lui occasionne en plus la rencontre avec son compatriote Dinu Lipatti qui restera un ami intime pour toujours. La guerre et l'occupation allemande contraignent l'Orchestre National de France – dont sa sœur Jeanne fait partie comme violoniste – à se transférer en zone libre. Clara a la chance de se rallier aux musiciens et de passer la ligne de démarcation pour gagner Marseille, le refuge de nombreux juifs européens à l'époque. Mais cet intervalle ne dure qu'une année : où aller, vu que les Allemands vont  investir la Côte d'Azur ? Grâce à des amis, elle décroche un visa pour la Suisse, le pays qui a déjà fermé les frontières pour les réfugiés juifs. Le dernier train avant l'arrivée des Allemands à Marseille la ramène à Genève, échappée de justesse.

a 47 ans. En convalescence après l'opération à Marseille d'une tumeur  cérébrale, elle retrouve son havre de paix à Vevey, d'abord chez des amis qui lancent un fundraising en sa faveur. Comme la Suisse interdit aux réfugiés de poursuivre une activité  professionnelle, elle va travailler son piano dans un magasin d'instruments. On lui organise un récital privé où viennent l'écouter quelques notoriétés de la région comme Hugues Cuénod ou Igor Markevitch, et Nikita Magaloff de s'enthousiasmer : « Chez aucun de mes collègues (…) j'ai senti cette incroyable légèreté, cette assurance sans contrainte qui fait éclater la musique de façon spontanée et naturelle ».

Avec l'orchestre de Pierre Colombo de Vevey, elle exécute en 1944 le double concerto de Mozart à côté de Magaloff. Ce dernier se souviendra du triomphe et confesse qu' il a ‘découvert' ce concerto grâce au jeu sublime de sa partenaire, ce qui les conduit à jouer en public d'autres œuvres pour deux piano, voire même la sonate avec percussion de Béla Bartok. Clara, la ‘Mozartienne', note dans son journal : « Je travaille sans arrêt. Plus on pénètre dans la musique de Bartok, plus on se rend compte qu'on n'y connaissait rien ».

Sur le plan de la vie privée, les retrouvailles avec la famille Rossier s'avèrent salutaire, ce qui lui permet d'allonger ses antennes aussi vers la Suisse allemande. Le mécène Reinhart de Winterthur, qui avait déjà entendu la Haskil de 16 ans, la met en contact avec des musiciens de marque comme les violonistes Peter Rybar et Aida Stucki (la future professeure d'Anne Sophie Mutter !), le quatuor de Winterthur et la pédagogue Anna Langenhahn domiciliée en Suisse orientale. De retour sur les rives du Léman, un hasard veut qu'elle retrouve Dinu Lipatti à Genève avec qui  elle jouera le Double concerto de Mozart, mais leurs moments de bonheur commun sont comptés : Lipatti ne vaincra pas son cancer Hodgkin et mourra en 1950.

L'année 1949 représente un tournant dans la vie de l'artiste : avec la citoyenneté de Vevey et son passeport suisse, elle accède plus facilement aux salles internationales. Michel Rossier, le successeur de son père comme directeur de la société « Arts et Lettres », restera un appui inestimable pour , son imprésario inofficiel, mais aussi son coach qui tâche de lui faire surmonter les éternels doutes et le terrible trac sur le seuil du podium. Elle s'installe maintenant dans un appartement à elle et s'offre son premier piano à queue. De plus, elle invite sa sœur Jeanne, échappée aux rafles à Marseille et retournée en Roumanie, de venir la rejoindre à Vevey. La vie en commun lui permet de se sentir en famille et Jeanne accompagne souvent Clara lors des tournées. Quant à son calendrier, la pianiste ne sait bientôt plus où donner de la tête. Sa carrière internationale prend un nouvel élan. Avec Hermann Scherchen, elle joue le Concerto de Schumann à Winterthur et le no. 2 de Chopin à Berne. Werner Reinhart lui offre un séjour de vacances à Pontresina et à Sils-Maria en Engadine où l'on se retrouve entre amis : Szigeti, Magaloff, Menuhin, Lipatti, Fournier, Klemperer, P. Sacher….

Les stars de la baguette courtisent la faible petite silhouette, et sur le podium, elle fait montre d'une vigueur quasi titanesque, ne jouant pas seulement du Mozart qu'elle maîtrise avec son toucher cristallin, mais tout aussi bien les « poids lourds » du répertoire romantique comme par exemple le no. 2 de Brahms appris par cœur en deux jours ! En dehors de ses engagements à Paris, en Hollande ou en Italie, elle donne de nombreux concerts en Suisse, à côté des enregistrements radiophoniques dont Lipatti lui envoie un écho enthousiaste. Dans une lettre du 24 août 1949, elle parle de ses voyages à Lucerne, Winterthur et Coire, de son travail quotidien avec Pablo Casals, qu'elle va accompagner à Zermatt où il donne chaque année des cours de maîtrise. Clara le rejoindra l'année suivante à Prades où elle trouvera le partenaire le plus important dans sa vie de chambriste : Arthur Grumiaux. Ferenc Fricsay, domicilié en Suisse, est l'un des chefs d'orchestre auquel la Haskil se sent particulièrement attachée. Leurs concerts et les enregistrements sont nombreux, et Fricsay s'en souviendra après la mort de son amie :  « Je ne connaissais pas de partenaire plus attentive et agréable qu'elle. Comment elle a accepté humblement toute proposition bien qu'elle ait eu les meilleures idées elle-même. Il y a peu d'orchestres réputés en Europe avec lesquels nous n'aurions pas joué ensemble, et tous les musiciens l'ont portée dans leur cœur. »

Entre 1952 et 1960 ses séjours à Vevey sont de brève durée. Elle est sollicitée dans tous les pays d'Europe et une tournée en Amérique comble ses triomphes. Quant aux amitiés qui comptent elle trouve la meilleure détente dans la villa des Chaplin au-dessus de Vevey. Chaplin l'invite à table et lui installe un Steinway. C'est là qu'on la voit rigoler, elle d'habitude si sombre, sinon angoissée (Casals est souvent de la partie).

Chaplin a tellement admiré son jeu qu'il lance un jour sa fameuse boutade : « Dans ma vie j'ai rencontré trois génies : Einstein, Churchill… et Clara Haskil ». Les années 1958 et 1959 sont chargées d'engagements partout en Europe, pour une pianiste de santé si fragile. Heureusement que ses deux sœurs Jeanne et Lilly lui sont dévouées. Clara se sent auprès d'elles en sécurité, tout en se rebellant par moments contre leurs avertissements autoritaires, ayant horreur des repos imposés, de « gaspiller le temps »  comme elle dit. En 1958, une sérieuse pneumonie la retient plus longtemps à Paris. Michel Rossier court à son chevet et les docteurs réussissent petit à petit à la remettre sur pied. On lui permet de retourner en Suisse et de jouer à partir de l'été. Le 25 mai, elle est ramenée à Vevey dans la voiture de Chaplin, en vue d'un concert avec Géza Anda le 16 août à Lucerne : ce Couble concerto de Mozart est repris en 1959 sous la direction de Joseph Keilberth ; un succès bien mérité, après quoi elle se met à planifier ses prochains concerts. Keilberth dira plus tard : « Les concerts avec elle me resteront inoubliables…elle jouait avec un dévouement comme si tout cela allait de soi, sans peine ». La chute mortelle à la gare de Bruxelles le 7 décembre 1960 où elle  arrive la veille d'un récital avec Grumiaux, déclenche un choc dans le monde musical.

Le Concours CLara Haskil fondé en 1963 par Michel Rossier et les amis de la pianiste se tient tous les deux ans à Vevey, un concours aux antipodes de celui de Varsovie : ici, l'on ne distingue pas la virtuosité, mais la profondeur de l'interprétation dans l'esprit de Clara Haskil. Son premier lauréat : Christoph Eschenbach.

S O U R C E S

WOLFENSBERGER Rita, Clara Haskil, Alfred Scherz-Verlag, Berne, 1962.

SPYCKET Jérôme, Clara Haskil, Hallwag Verlag, Berne, 1977.

SPYCKET Jérôme, Clara Haskil – Album-Photos, Verlag NZZ, Zurich, 1984.

D I S C O G R A P H I E

à part les nombreux CDs avec les œuvres de Mozart et de Schumann, on recommande le coffret DECCA de 2010 avec les œuvres de Scarlatti, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Chopin

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