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Aussi longtemps que les Alpes passaient pour un mur impénétrable, effrayant, voire un enfer quasiment dantesque, la jeunesse dorée de l’aristocratie anglaise réalisait son « voyage d’éducation » vers l’Italie en évitant le parcours alpin. Mais depuis que les esprits des Lumières comme De Saussure, Haller ou Rousseau ont relevé la beauté majestueuse des montagnes et la pureté de la nature à l’altitude, les poètes et musiciens romantiques désireux de cultiver leur génie risquent l’aventure périlleuse dans l’univers des falaises, torrents et gouffres : qu’y a-t-il de plus palpitant que la marche exténuante sous la pluie vers les sommets (Mendelssohn), une nuitée sur la paille dans un cabane primitive (Wagner) ou un pique-nique avec les bergers (Liszt)? Les têtes moins échevelées privilégient les sites lacustres, au décor montagneux, comme retraite et lieu d’inspiration (Tchaïkovsky, Brahms, R. Strauss). Pour accéder au dossier complet : Voyages en Suisse
Surchargé comme directeur du Conservatoire de Paris Gabriel Fauré s'offre une série de séjours lacustres en Suisse, du Lac Léman (à Lausanne) au Lac Majeur (à Stresa), avant de rejoindre Lugano, le site qu'il fréquente régulièrement entre 1909 et 1913.
Lugano : Hôtel Métropole au-dessus de la baie en 1911 (démoli en 1978) – dom. publ.
La correspondance quotidienne avec sa femme et – à l'abri de cette dernière – avec sa maîtresse nous fait part de son enthousiasme face à un décor méditerranéen depuis sa chambre qui donne sur la baie, et de la progression de ses compositions.
Ces étés à Lugano ne sont pourtant pas son premier contact avec la Suisse : En 1882, lors d'un séjour à Zurich en compagnie de son maître Saint-Saëns il est témoin du culte que l'on semble vouer à la star du festival en cours : Franz Liszt. Dans une lettre à Mme Clerc il avoue : « D'abord j'ai vu Liszt et ce n'est pas sans émotions ! Saint-Saëns prétend que j'étais vert quand il m'a présenté à son illustre ami. »
En 1903 Fauré, venant de Thonon-les-Bains, se retrouve à Lausanne où il reprend les ébauches de son Quintette avec piano n° 1, une œuvre souvent abandonnée et finalement reprise pour de bon à Zurich en 1904.
Seraient-ce les promenades au bord des lac Léman ou de Zurich, sous la brise ourlant les vagues qui auraient inspiré les accords brisés introductifs du piano ?
Le final présente un « rondo » en forme de sonate qui tourne autour du seul thème principal dont Philippe, le fils de Fauré, croit entrevoir un écho du final de la Neuvième Symphonie de Beethoven :
C'est également à Zurich que Fauré écrit l'année d'après sa Barcarolle n°7, une pièce qui annonce le style « tardif » du compositeur, un abandon de l'ornementation surchargée, une réduction de la structure qui fait ressortir d'autant mieux la limpidité de la composition et qui d'ailleurs va de pair avec la voie vers l'abstraction dans la peinture chez un Cézanne (les cubes), un Piet Mondrian (les carrés), un Kandinsky (les mouvements), sans parler de la mise en question de la tonalité chez Debussy ou Schoenberg.
De 1906 à 1908, Fauré fréquente souvent les sites lacustres : Lucerne et Vitznau au pied du Rigi (Le Don Silencieux), Stresa au Lac Majeur (« Paradis » du cycle La Chanson d'Ève et Pénélope), trois fois Lausanne où il achève en 1908 son Nocturne n° 10, une pièce pleine d'accords de transition le long d'un parcours chromatique :
Les jours consacrés exclusivement à la composition Fauré les trouvera enfin à Lugano où il arrive le 19 juillet 1909 : « Je suis arrivé hier soir et je suis descendu pour la nuit près de la gare, à l'hôtel d'où je t'écris. Et comme cet hôtel me paraît tout à fait bien (ndlr : Grand Hôtel Métropole), j'ai choisi, pour le séjour, une belle et assez grande chambre avec terrasse, d'où la vue sur le lac, les montagnes et la campagne très verte, est superbe. » Les lettres quasi quotidiennes à sa femme parlent minutieusement de son travail qui progresse ou qui peine, c'est selon. A côté de quelques ébauches pour le cycle d'Ève il s'agit avant tout de mettre au point le « Prélude » de Pénélope (le sujet de cet opéra lui a été suggéré par la diva Lucienne Bréval).
Fauré dans sa chambre d'hôtel, penché sur une page de ‘Pénélope' – ou sur une lettre à sa maîtresse ? © BnF (archive Marguerite Hasselmann)
A en juger par ses lettres de Lugano Fauré semble prendre un vif plaisir à orchestrer ces parties de Pénélope, conscient toutefois des problèmes des opéras d'après-Wagner dont il adopte le principe du leitmotif, tout en évitant de noyer le chant dans des sonorités épaisses. Suite aux centaines de lieder composés auparavant Fauré réussit à donner aux parties solistes la clarté de la diction : c'est que l'intelligibilité du message lui tient à cœur.
Le prélude s'ouvre sur le thème de Pénélope, un début languissant qui exprime l'âme triste de la protagoniste, un thème entrecoupé par des pauses et marqué par des figures doublement pointées qui se condenseront dans un crescendo dramatique jusqu'au surgissement du thème d'Ulysse, une espèce de fanfare à la trompette soutenue par le trémolo des cordes :
Début du Prélude : thème de Pénélope dans les cordes
Prélude : thème d'Ulysse à la trompette
Soucieux d'équilibrer la matériel thématique Fauré en parle à sa femme : « Je n'ai plus qu'un page à orchestrer du Prélude. Cela me fera 28 pages d'orchestre. Mais c'était la partie délicate ; il fallait trouver les sonorités propres à créer l'atmosphère du drame… »
Si au 1er acte la musique excelle par un arioso cristallin de Pénélope qui chante son « Jadis quand on aimait », le 2e acte s'ouvre sur un tableau bucolique, la baie de Lugano suggérant la rive d'Ithaque, suivi par le dialogue entre Pénélope et Ulysse revenu, déguisé en mendiant. Dans quelle mesure la scène lui pose des problèmes Fauré en parle à sa maîtresse Marguerite Hasselmann dans une des lettres envoyées depuis son hôtel (dont le ton diffère décidément de celui des missives à sa femme) : « Oui, mon chéri, je serre tant que je peux, en la faisant le plus musical possible, le sacré et falot dialogue ! … Le texte est très rasoir ! Mais il est nécessaire… Je m'étais installé devant ma table avec la résolution assez noble de m'occuper de cette brute d'Ulysse et de ses alexandrins gênants et embêtants, lorsqu'on m'a apporté les journaux et…ta lettre ! Alors quelle joie ! » Cet amour « clandestin »pour Marguerite Hasselmann, fille du professeur de harpe et pianiste, cadette d'une génération et rivale de Marguerite Long, la vedette du piano de l'époque qui se considérait dépositaire de l'œuvre pianistique de Fauré – dura jusqu'à la mort de Fauré.
L'opéra se conclut par le triomphe d'Ulysse sur les trois prétendants qui vont payer de leur vie leur ambition d'épouser Pénélope. La rage du mendiant ayant dévoilé son identité domine l'avant-dernière scène où les cuivres font résonner leur accord haché en ré-mineur avant que le thème royal d'Ulysse – déjà entendu dans le « Prélude » – retentisse dans les coulisses. Le massacre des trois rivaux mène le couple vers le bonheur de la vie conjugale retrouvée. La parole « Gloire à Zeus » chantée en chœur par les servantes et les bergers, escortée par les sauts d'octaves et de quintes (thème d'Ulysse roi) dans l'orchestre aboutit à un majeur rayonnant, céleste et déposé en pianissimo.
Quant au cycle des lieder de La Chanson d'Ève sur la poésie symboliste de Van Lerberghes, Fauré en pose la première pierre le 13 juin à Stresa, où le clapotis de la rive lui inspire son « Crépuscule » un lied qui baigne dans l'atmosphère idyllique du site lacustre. Jankélévitch définit ici le thème « édénique » comme reprise de la fin de Pelléas et Mélisande, thème développé et continuellement repris dans la partie du piano :
Thème au piano entre la quinte ré-la et si-bémol-fa' sur « ce son dans le silence »
Les autres numéros du cycle seront composés entre Lausanne et Lugano de 1906 à 1910. Dans « Paradis », le premier lied du cycle le chant s'élève au-dessus de quelques touches limpides du piano, des blanches apposées dans une lenteur qui suggère la pureté d'un univers préservé. – Quant à « L'Aube blanche » Jankélévitch y trouve le moment de l'éveil, la naissance de la vie, une musique pleine d'harmonies « serrées » qui glissent l'une dans l'autre sans transition et – contrairement à la métaphore de l'éveil le chant et la basse suivent leur parcours chromatique descendant, les harmonies faisant de même : d'un la majeur on glisse en catimini vers un mi-bémol mineur, quelques blanches pour le frottement de la septième majeur :
Notre vieillard de 65 ans frappé d'un début de surdité est profondément attiré par cette poésie symboliste sur les débuts de la vie au paradis. Rien d'étonnant à ce qu'il se sente rajeuni depuis qu'une certaine Marguerite de 35 ans est entrée dans sa vie. Ses lettres en disent long : « Il fait beau le matin, quand je m'étire dans mon dodo !… Mon enfant chéri, encore six jours ! C'est beaucoup trop, à mon goût ! Je t'envoie un million des plus douces, des plus tendres, des plus profondes caresses ! Je t'adore, mon bien aimé oiseau » (de Londres en 1908).
A Lugano Fauré est d'emblée sollicité par la bonne société mélomane qui se réunit deux fois par semaine au château de Trevano près de Lugano. Louis Lombard, la patron et musicien amateur dirige dans la salle de sa demeure les œuvres de Fauré, sa fille y joue à 4 mains avec le compositeur et on finit ces concerts privés autour d'un dîner copieux. Mais à la longue ces invitations lui pèsent, préoccupé qu'il est par ses compositions en cours (Pénélope, œuvres pour piano, la fin de La Chanson d'Ève) et par l'épée de Damoclès de sa surdité progressive.
Fauré avec Mlle Lombard à 4 mains à Trevano (dom. public)
A propos de l'œuvre pianistique Fauré fait part de sa vision dans une lettre de Lugano à sa femme (2 août 1910) : « Dans la musique pour le piano, il n'y a pas à user de remplissage, il faut payer comptant et que ce soit tout le temps intéressant. C'est le genre peut-être le plus difficile, si l'on veut y être aussi satisfaisant que possible….et je m'y efforce. »
Depuis que la surdité a progressé la composition et l'exécution de ses pièces pour piano lui causent de plus en plus de douleurs. Il dit qu'il n'entend les notes médianes que de loin, et que les aigus ainsi que la basse lui font mal aux cheveux. – Dans ces œuvres tardives Fauré sait éviter les sonorités doucereuses du salon de ses années de jeunesse, au profit d'une rigueur qui gagne en intensité. La Barcarolle n°9 en la-mineur op. 101 commencée en 1908 – comme d'ailleurs le Nocturne n°10 de la même année – frappe par la sobriété des moyens et la retenue de l'expression. Au lieu d'enchaîner des accords du genre « mille feuilles » comme chez Liszt ou les Russes, Fauré dessine clairement l'humble cellule thématique soutenue par quelques accords allégés et syncopés, une harmonisation sans « remplissages » (cf. la lettre à sa femme). Les 20 premières mesures répandent ainsi une atmosphère mélancolique qui rappelle le genre « nocturne », avant que le thème prenne de l'erre, propulsé par le jeu des gammes et arpèges suggérant les vagues que la barque va sillonner de travers :
Cellule thématique du début en la-mineur
Thème enlacé par les arpèges
La barque ayant accosté à bon port, le thème initial s'articule en pp dans les graves à l'intérieur de l'accord en la-mineur tenu comme point d'orgue.
A Lugano Fauré compose en 1909 et 1910 ses 9 Préludes op. 103, l'année des Préludes de Debussy. Fauré fait preuve ici de concision, ses préludes de brève durée se distinguent par une richesse d'éléments polyphoniques et de surprises harmoniques, dans l'ensemble un kaléidoscope du potentiel de la composition faurienne.
S O U R CE S :
Jean-Michel Nectoux, Fauré – seine Musik, sein Leben, Bärenreiter-Verlag, Kassel 2013
Gabriel Fauré, Correspondance, éd. Fayard, Paris 2015
Gabriel Fauré, Lettre intimes, éd. Du Vieux Colombier, Paris, 1951
Vladimir Jankélévitch, Gabriel Fauré, ses mélodies, son esthétique, éd. Plon, Paris 1938
Louis Vuillemin, Gabriel Fauré et son œuvre, éd. Durand et fils, Paris 1914
Fabio de Luca, Gabriel Fauré – le sue estate a Lugano, émission de la télévision suisse-italienne de 2022
D I S C O G R A P H I E :
Quintette n°1 avec piano : Fauré – Quintettes n° 1 et 2, Auryn Quartett + Peter OrthCD 1997 (NDR) – Youtube (audio)
Pénélope : Orchestre Philharmonique de Monte Carlo, Charles Dutoit, Youtube (audio) Youtube avec partition sychronisée (SP Score Video)
La Chanson d'Ève : 4 Youtubes : Elly Ameling (audio+partition synchronisée) 1974,Jane Sheldon (film), Jane Sheldon (film), Janett Shell (audio), Dawn Upshaw (audio)
Œuvres pour piano : Fauré – Complete Music for solo piano, Lucas Debargue, coffret 4CD (Sony Classical), Clef ResMusica
Fauré – L'intégrale des pièces pour piano, Germaine Thyssens-Valentin, 1955-1956, Coffret (CMRR) : Youtube (audio),
Fauré : Nocturnes et Barcarolles, Marc André Hamelin, 2024 Double Album (Hyperion) – lire notre critique
Lire aussi :
« Lettres à Marie ». Quatre décennies d'une passionnante correspondance de Fauré avec son épouse
Modifié le 26/08/2024 à 17h
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Aussi longtemps que les Alpes passaient pour un mur impénétrable, effrayant, voire un enfer quasiment dantesque, la jeunesse dorée de l’aristocratie anglaise réalisait son « voyage d’éducation » vers l’Italie en évitant le parcours alpin. Mais depuis que les esprits des Lumières comme De Saussure, Haller ou Rousseau ont relevé la beauté majestueuse des montagnes et la pureté de la nature à l’altitude, les poètes et musiciens romantiques désireux de cultiver leur génie risquent l’aventure périlleuse dans l’univers des falaises, torrents et gouffres : qu’y a-t-il de plus palpitant que la marche exténuante sous la pluie vers les sommets (Mendelssohn), une nuitée sur la paille dans un cabane primitive (Wagner) ou un pique-nique avec les bergers (Liszt)? Les têtes moins échevelées privilégient les sites lacustres, au décor montagneux, comme retraite et lieu d’inspiration (Tchaïkovsky, Brahms, R. Strauss). Pour accéder au dossier complet : Voyages en Suisse
On dit LE FINAL de la 9e symphonie, LE nocturne n°10, et quant aux œuvres vocales, il s’agit de mélodies, et non de lieder.
A ces quelques inexactitudes près, l’article est très intéressant, à propos d’un compositeur majeur, malheureusement très mal défendu par la plupart des musiciens français.
Une ligne sur la musique, tout le reste sur la mise en scène ? On est dans une critique de théâtre et pas d’opéra, il faut bien le dire. Preuve qu’aujourd’hui le compositeur n’est que le faire valoir du metteur en scène, et encore.