Une version somptueuse des suites de Le Roux à deux clavecins

A la fin du règne de Louis XIV, le mystérieux Gaspard Le Roux compose pour le clavecin des suites d'une incroyable richesse qui peuvent être jouées à deux clavecins. C'est ce répertoire unique qui est aujourd'hui prétexte à une conversation musicale entre Justin Taylor et William Christie.

On sait fort peu de choses de la biographie de Gaspard Le Roux. Dans les années 1690, il est fait mention de lui comme « fameux maître de musique », et un motet lui est attribué dans la collection de Sébastien de Brossard. On ne lui connait aucun emploi officiel, aucun portrait, alors que ses pièces de clavecin connaissent un grand succès auprès de ses contemporains. L'hypothèse d'un prête-nom est souvent évoquée, en particulier par Christophe Rousset qui a beaucoup étudié et enregistré sa musique. Qui se cacherait derrière cet illustre inconnu : d'Anglebert ou Delalande, avec lesquels il présente des proximités de langages ? Louis XIV lui-même ? Il est intéressant, à ce propos, de lire l'article de Pascal Tuffery sur le site de l'association Clavecin en France. Hormis les préludes non-mesurés qui introduisent les suites, chaque danse des sept suites éditées par Le Roux est proposée en deux versions : une version très ornée pour clavecin seul, et une version plus dépouillée en trio, pour deux dessus et basse continue. Le compositeur indique qu'on peut ainsi jouer ses suites à deux clavecins, ce qui, en 1705, est une première. Le deuxième claveciniste ajoute ainsi une « contrepartie » à la ligne principale, et chacun se répartit la basse commune en cherchant un équilibre sonre entre les trois parties. Dans le programme enregistré ici, les interprètes ont ajouté leurs propres transcriptions de pièces de Lully et Marais pour mieux restituer le contexte dans lequel les pièces de Le Roux ont été composées.

William Christie nous avait fait découvrir ces suites à deux clavecins en 1977, dans un enregistrement avec Arthur Haas. Le duo Les Cyclopes nous les proposait à nouveau en 2006. Jouer à deux clavecins, c'est réellement converser avec la phrase musicale. Ici, la complicité entre les deux interprètes est parfaite, et le résultat sonore possède une véritable dimension orchestrale. Soulignons la qualité de la prise de son de Hugues Deschaux, qui magnifie la pâte sonore de chaque clavecin. « Les deux clavecins ne font plus qu'un » nous dit Justin Taylor dans le livret, et c'est comme si nous entendions « une sorte d'immense clavecin qui ne formerait qu'un seul corps sonore ». Il faut dire que l'écriture en trio laisse une importante liberté aux interprètes, surtout pour le clavecin qui joue la contrepartie, avec une grande part d'improvisation dans la réalisation de la basse. L'écriture de Le Roux présente une belle complexité harmonique et une riche subtilité d'ornementation. Il traite ses suites en véritable symphoniste. On regrettera de ne pas avoir ici l'intégralité des sept suites, en particulier la suite en sol mineur avec son incroyable Sarabande variée qui est le sommet de ce répertoire. A la place, les interprètes nous offrent des transcriptions de Lully, les Voix humaines de Marais (avec un jeu de luth pour le deuxième clavecin) et la Ménetou de François Couperin (où les deux clavecins se répondent en alternance). Pour les préludes non-mesurés qui ouvrent les suites, les interprètes ont choisi d'improviser un continuo sur la trame harmonique du clavecin principal, créant ainsi un halo sonore tout en respectant la liberté d'écriture propre à cette forme quasi-improvisée. Cette dimension orchestrale se retrouve dans la belle Chaconne en fa majeur de la Suite n°5 et dans les petites danses qui suivent, où la contre-partie n'hésite pas à passer au-dessus de la ligne principale. A l'écoute de cette version pleine d'invention, on se dit que Le Roux offre aux interprètes un merveilleux terrain de jeu.