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Au Festival Messiaen, trois générations de pianistes dans l’église romane de La Grave

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La Grave. Festival Messiaen au pays de la Meije. 26-28-VII-2024
Église de la Grave
26-VII : 17h : Orlando Bass (né en 1994) : Taconear, pour piano préparé ; Isaac Albéniz (1860-1909) : Iberia : Livre II, pour piano ; Olivier Messiaen (1908-1992) : La Fauvette des jardins, pour piano. Orlando Bass, piano.
27-VII : 21h : Olivier Messiaen (1908-1992) : Petites esquisses d’oiseaux (extraits) ; Yvonne Loriod (1924-2010) : Étude d’indépendance, pour piano (CM) ; Yan Maresz (né en 1966) : Soli, pour piano et électronique (CM de la nouvelle version) : Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Six Bagatelles op.126, pour piano ; Helmut Lachenmann (né en 1935) : Serynade, pour piano. Jean-François Heisser, piano.
28-VII : 21h : Olivier Messiaen (1908-1992) : Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus, pour piano (extraits) ; Pierre Boulez (1925-2016) : Douze Notations, pour piano ; André Jolivet (1905-1974) : Mana, pour piano ; Tristan Murail (né en 1947) : Sculptures inachevées, pour piano (CM) ; Claude Debussy (1862-1918) : Préludes, pour piano : Livre II. François-Frédéric Guy, piano.

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Dans l'église de la Grave, trois pianistes et autant de récitals sont à l'affiche du Festival Messiaen lors d'un dernier week-end au programme « arc-en-ciel », (pour reprendre les termes du directeur Bruno Messina) dont les couleurs, celles de Messiaen et bien d'autres également, se déploient à l'infini.

En descendant à l'hôtel Castillan de La Grave, face au glacier de la Meije, pour jouir d'un décor des plus inspirants, avait-il déjà testé l'acoustique de l'église du village qui accueille aujourd'hui, sous sa voûte romane, le grand piano de concert bénéficiant d'une acoustique qu'il faut qualifier de magique, concurrençant celle des meilleures salles de concert ?

Au clavier, ce vendredi à 17 heures, le jeune pianiste (tout juste trente ans) est le lauréat du Concours international Olivier Messiaen 2023 qui s'est tenu en novembre dernier à la MC2 de Grenoble. Chargé en 2019 par , créateur du concours en 1967, de faire renaître la manifestation, Bruno Messina, épaulé par la Maison Messiaen, a remis à l'honneur la compétition qui, en alternance, accueille les candidats pianistes et organistes.

Pianiste mais aussi claveciniste, compositeur et improvisateur, ayant fait ses armes au Conservatoire de Paris, débute son récital par une de ses compositions, Taconear (2023-2024), pour piano préparé, une commande d'une chorégraphe espagnole. Le titre fait référence aux talons des danseurs-danseuses de Flamenco et des rythmes vigoureux qui scandent leur prestation. Pour en rendre compte, il a, comme John Cage, placé dans les cordes du piano pâte à fixe, aimants en néodyme, languettes de caoutchouc, etc., en préservant certaines zones du clavier non transformées. L'éventail des sonorités est riche et les séquences percussives très suggestives, réclamant des mains expertes et une digitalité virtuose que possède incontestablement notre pianiste.

De son interprétation du Livre II d'Iberia d'Isaac Albeniz, une musique de rhapsode qui lui va comme un gant, on retiendra surtout la dernière pièce, Triana, où le pianiste se libère du texte pour habiter pleinement cette danse du flamenco sévillan, même si les aigus souvent claquent de trop et si le galbe de la phrase manque parfois de précision sous des doigts qui filent très vite sur le clavier.

Le jeune pianiste n'a sans doute pas évalué de près l'envergure de cette «  synthèse suprême » (plus de 30′) que constitue La fauvette des jardins (1970) d' qui devait, en principe, constituer le pivot central d'un futur Deuxième Catalogue d'oiseaux. Les yeux de l'interprète sont rivés sur la partition (c'est la première fois qu'il la joue, nous confie-t-il), et malgré une indéniable aisance digitale, une souplesse du geste et un pianisme généreux qui peuvent faire merveille, la phrase hésite, le tempo n'est pas stable et l'anticipation du geste manque pour conduire le flux musical, le faire respirer et donner du sens à cette continuité discursive exigeante et dense.

Interprète et musique hors norme

Dans la même église, le lendemain, a mis à son programme le couple Loriod-Messiaen, Beethoven et Lachenmann ainsi qu'une (re)création de Soli pour piano et électronique de .

On est d'emblée transporté par le piano d'Heisser, sa précision rythmique, la profondeur de sa résonance, la magie du toucher et les couleurs qu'il tire de son instrument dans les Petites esquisses d'oiseaux d' qu'il dit jouer pour la première fois. On ne quitte pas le profil de l'esquisse avec l'Étude d'indépendance (1948), une courte partition d' venue du fonds Messiaen de la BnF, opposant le registre d'une main gauche expressive aux aigus d'une main droite ornementale. n'a jamais été l'élève d' mais a toujours entretenu avec elle de très bons rapports amicaux et professionnels, nous dit-il avant de jouer sa musique.

La création de Soli pour piano et électronique de , sous les doigts de a eu lieu en juin 2022 dans le cadre de Manifeste de l'Ircam et avec un nouveau corps électrique, l'IKO, un haut-parleur multidirectionnel à vingt faces «  faisant sonner l'espace comme un instrument physique », précise le compositeur. Difficile à transporter, l'IKO nous manque ce soir, remplacé par de simples haut-parleurs disposés de part et d'autre du chœur. Si le dialogue entre les deux sources sonores n'est pas idéalement équilibré (l'électronique étant en-dessous du niveau souhaité), l'idée séduit, tout comme la partie de piano très fluide mettant à l'œuvre les fameux canons de Vuza que la coda très poétique donne clairement à entendre.

Jean-François Heisser a choisi de réunir, dans une deuxième partie de concert retentissante, Beethoven et Lachenmann. Les Six bagatelles op.126 du maître de Bonn sont écrites juste avant son treizième quatuor à cordes : œuvre du dernier Beethoven donc, qu'Heisser a mis à son répertoire et qu'il défend avec une vitalité du son et une vision singulière qui nous enchantent.

« Puissante et sentimentale », tels sont les termes de Lachenmann pour rendre compte de la pièce maitresse de son catalogue pianistique, Serynade, écrite pour son épouse japonaise qui l'a gravée.

Serynade sollicite tout du long (32′) la troisième pédale « sostenuto » (ou pédale tonale) qui permet de faire résonner, en même temps que la partie de clavier, des notes enfoncées et non jouées. Le résultat est un peu aléatoire, suivant l'acoustique des lieux et le degré de souplesse (ou de résistance) de l'instrument. Lachenmann nous met à l'écoute de ce phénomène, concevant une écriture très diversifiée pour renouveler d'autant les complexes harmoniques : blocs-accords compacts, joués dans des énergies diverses (du f au fff), sollicitant parfois paumes et bras ainsi que tout le poids du corps sur le clavier ; trilles intempestives, chocs des pédales, jeu dans les cordes ou simplement notes isolées enrichies d'une aura de résonance. L'écriture est exploratoire, scrutant les entrailles de l'instrument pour faire jaillir des faisceaux d'harmoniques colorés : visionnaire, radicale et impressionnante, la pièce est à la mesure de notre interprète hors norme.

Un magicien du son

Célébrant le piano de Messiaen, fêtant les 50 ans de la mort de Jolivet et anticipant le centenaire Boulez, le concert « arc-en-ciel » de , incluant Debussy et une création mondiale de , clôture en beauté et en couleurs la 26ᵉ édition du festival.

Les trois « Regards » extraits du cycle de Messiaen sont joués en alternance, au fil d'une première partie où les pièces s'enchaînent sans applaudissement. C'est un piano moins haut en couleurs que celui d'Heisser, plus intérieur, dans la nuance et le calme de la contemplation, avec juste cette cloche qui teinte avant la reprise, qui s'entend dans l'interprétation personnelle du Regard du Père qui débute le concert. Si l'on est moins convaincu par les options prises dans Regard du fils sur le Fils, une pièce complexe aux strates multiples qui perd un peu de lisibilité sous les doigts du pianiste, le Noël carillonnant fait valoir ses dons de coloriste au sein d'une page baignée de lumière. Elle est jouée dans l'élan des Douze Notations de , une partition de jeunesse (1945) du compositeur encore « sous influence » dont , ciselant l'écriture avec maestria, ne fait qu'une bouchée! En présence de Christine Jolivet, qui était venue nous parler de la vie et de la carrière de son père compositeur lors d'une conférence matinale à la galerie de l'Alpe (Jardin du Lautaret), le pianiste interprète Mana, une pièce emblématique du compositeur composé en 1935 et inspiré par six objets qu'Edgard Varèse avait offert à l'élève et ami avant de repartir aux États-Unis. Ils sont devenus ses fétiches familiers et plus que l'objet en lui-même c'est le pouvoir magique qu'ils exercent sur le compositeur que nous communique sa musique : tracé de la ligne, puissance de la résonance et obsession du rythme. Ainsi La Princesse de Bali (3) embrase-t-elle les graves du clavier avant de révéler la grâce de son profil ; Pégase (6), sous les doigts du pianiste est énergie pure, mouvement circulaire et tellurique autour d'une note polaire, anticipant les Incantations pour flûte écrites l'année suivante.

Fidèle du festival Messiaen, vient présenter sa nouvelle pièce, la dernière d'un cycle écrit pour qui la rejouera en bis! Sculptures inachevées fait référence à ces formes à peine extraites du bloc de pierre que Michel-Ange a abandonné et qui ont retenu toute l'attention du compositeur lors de sa visite à la Galerie de l'Académie de Florence. Un accord-timbre, minéral dans les aigus du piano, et un geste, la répétition obsédante de cette même sonorité enrichie d'une contrepartie mélodique, évoquent cette lutte du sculpteur s'acharnant sur son bloc de pierre avant de renoncer, un abandon exprimé dans un mouvement de chute fracassant.

« Associer Debussy avec l'écriture de , c'est inscrire l'évolution musicale dans une logique historique de bouleversements sonores », déclarait François-Frédéric Guy lors de son enregistrement en 2022, chez La Dolce Volta, des pièces de piano de Murail au côté du Livre II des Préludes de Debussy. Ces derniers viennent couronner ce concert-fleuve, le pianiste nous embarquant dans une sphère poétique et intemporelle où les douze pièces s'enchaînent avec bonheur, dans la fluidité et la liberté du geste d'un pianiste qui habite totalement cette musique et en anticipe les moindres élans, sans pour autant s'éloigner de la partition, lui imprimant sa propre respiration et la faisant briller de mille feux.

Crédit photographique : © Bruno Moussier

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La Grave. Festival Messiaen au pays de la Meije. 26-28-VII-2024
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26-VII : 17h : Orlando Bass (né en 1994) : Taconear, pour piano préparé ; Isaac Albéniz (1860-1909) : Iberia : Livre II, pour piano ; Olivier Messiaen (1908-1992) : La Fauvette des jardins, pour piano. Orlando Bass, piano.
27-VII : 21h : Olivier Messiaen (1908-1992) : Petites esquisses d’oiseaux (extraits) ; Yvonne Loriod (1924-2010) : Étude d’indépendance, pour piano (CM) ; Yan Maresz (né en 1966) : Soli, pour piano et électronique (CM de la nouvelle version) : Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Six Bagatelles op.126, pour piano ; Helmut Lachenmann (né en 1935) : Serynade, pour piano. Jean-François Heisser, piano.
28-VII : 21h : Olivier Messiaen (1908-1992) : Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus, pour piano (extraits) ; Pierre Boulez (1925-2016) : Douze Notations, pour piano ; André Jolivet (1905-1974) : Mana, pour piano ; Tristan Murail (né en 1947) : Sculptures inachevées, pour piano (CM) ; Claude Debussy (1862-1918) : Préludes, pour piano : Livre II. François-Frédéric Guy, piano.

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1 commentaire sur “Au Festival Messiaen, trois générations de pianistes dans l’église romane de La Grave”

  • Christine JOLIVET ERLIH dit :

    De très grands mercis et surtout, bravo, pour ce remarquable compte-rendu des épisodes de ce récent Festival Messiaen au Pays de La Meije !

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