Begehren de Beat Furrer à Salzbourg, plongée dans l’émotion de la voix
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Salzbourg. Kollegienkirche. 29-VII-2024. Beat Furrer (né en 1954) : Begehren (Désir), Musiktheater en dix scènes sur des textes d’Ovide, Virgile, Hermann Broch, Cesare Pavese et Günter Eich (version de concert). Avec Sarah Aristidou (Elle), Christoph Brunner (Lui) ; Cantando Admont ; Klangforum Wien ; direction : Beat Furrer.
Autour de la figure d'Orphée et surtout d'Eurydice, l'œuvre est magnifiée par le Klangforum Wien et par l'admirable Sarah Aristidou.
Le théâtre musical tel que le pratique le compositeur suisse Beat Furrer n'a que peu à voir avec l'opéra tel qu'on le conçoit généralement, même pas avec les formes que prend le genre aujourd'hui, après tant de crises et de réinventions. Pas de personnages, pas vraiment d'action, un livret poétique qui ne se fait comprendre que par allusions et impose au spectateur d'aller explorer des strates sous-jacentes du signifiant. Begehren, créé en 2001, s'appuie sur le mythe d'Orphée et Eurydice, mais pas pour en faire le récit canonique : ce qui l'intéresse ici, c'est le pouvoir de la voix, sous toutes ses formes du murmure au cri en passant par le chant, comme instrument de la communication entre les êtres. Begehren, cela veut dire Désir : ici, c'est d'une impossibilité qu'il s'agit, celle de lier les êtres par la voix, celle de saisir l'autre par le mot.
Les voix, ce soir, sont ceux de Sarah Aristidou et Christoph Brunner, sans oublier celles de l'ensemble vocal Cantando Admont, qui dès sa fondation en 2016 est devenu le chœur presque officiel du Festival pour la musique contemporaine : les douze chanteurs présents sur scène ne sont pas le chœur traditionnel de la tragédie antique, commentant l'action d'une position de spectateur, mais comme une force archaïque, souvent en-deçà des mots. D'abord la parole est à Lui, Christoph Brunner donc, alias Orphée : il n'est pas ici l'aède auquel l'Enfer ne résiste pas, mais un homme en lutte avec les mots, la diction heurtée, décrivant les images sombres d'un monde inquiétant – il n'est pas sûr, dans cette version du mythe, qu'il y ait beaucoup de différences entre un monde terrestre et les Enfers.
Eurydice, elle, se fait entendre par un cri à la fois déchirant et désincarné : « O – r – phe – us! ». Son domaine pendant tout le début de l'œuvre est celui du chant lyrique, expressif, ample, sur les vers des Géorgiques de Virgile dans l'original latin ; elle est alors très loin de nous, ombre errante flottant au gré de souvenirs indistincts, absente à elle-même, et une interprète comme Sarah Aristidou, qui, dans la lignée de Barbara Hannigan, sait donner dans la musique contemporaine bien plus que les notes imprimées, apporte à cette dérive poétique une intensité fascinante. Il y a une sensualité frémissante dans cette voix, avec un timbre chaleureux, large, sans aucune perte de précision. La musique contemporaine mérite des voix aussi fortes que le répertoire classique, et elle l'obtient désormais, avec Sarah Aristidou ici, quelques jours plus tôt avec Georg Nigl.
Et soudain, à partir de la septième scène, à partir du moment précis où Orphée et Eurydice se retrouvent, Eurydice parle, et dès lors Orphée perd sa voix, réduite à un souffle, cherchant par la respiration à se fondre dans les dires d'Eurydice, mais ramené toujours à l'aphasie : la pièce est une manière de faire d'Eurydice le personnage central du mythe, non pas comme simple objet de l'entreprise salvatrice d'Orphée, mais comme l'héroïne oubliée d'un voyage dans la nuit où plus rien n'est sûr. C'est le compositeur lui-même qui est à la tête des musiciens de Klangforum, une quinzaine de musiciens dont – fort logiquement – sept instruments à vent ; l'orchestre qu'il a fondé en 1985 le suit naturellement avec toute la compétence et tout l'enthousiasme nécessaires.
On peut seulement regretter le lieu du concert, la belle Kollegienkirche baroque qui, malgré les abats-sons et les hauts-parleurs, pose des problèmes acoustiques insolubles. Des premiers rangs on entend un son trop compact, qui ne rend pas justice à la délicatesse infinie de l'écriture instrumentale de Furrer ; plus loin dans l'église, les voix des protagonistes restent dans le flou, les privant même de la compréhension directe des passages parlés. Ce problème récurrent ne diminue cependant qu'à peine la haute qualité de la programmation contemporaine du festival de Salzbourg cette année, marquée entre autres par trois opéras en version de concert : après le bouleversant Koma de Georg Friedrich Haas et Il Prigioniero de Dallapiccola, Begehren vient clore une trilogie qui témoigne de la vitalité du genre opéra dans toutes ses expressions, de 1945 à aujourd'hui. Et désormais en suscitant l'enthousiasme du public.
Crédits photographiques : © SF/Marco Borrelli
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