Yvonne Loriod avec Olivier Messiaen dans la 26ᵉ édition du Festival Messiaen au pays de la Meije
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La Grave. Festival Messiaen au pays de la Meije. 21-23-VII-2024
21-VII ; Yvonne Loriod (1924-2010) : Trois pièces pour piano préparé (CM) ; Olivier Messiaen (1908-1992) : Visions de l’Amen, pour deux pianos. Florent Boffard et Roger Muraro, pianos.
22-VII : 17h : Franz Schubert (1797-1828) : Adieu à la terre, pour piano et récitant ; Olivier Messiaen (1908-1992) : Harawi, pour soprano et piano (extraits) ; Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus, pour piano, (extraits) ; Bruno Ducol (1949-2024) : Études de rythme op.20 (extraits) ; Entre regard et silence, hommage à Olivier Messiaen, pour soprano, récitant et piano (CM). Laura Holm, soprano ; Jonas Vitaud, piano ; Matthieu Marie, récitant.
22-VII : 21h: Yvonne Loriod (1924-2010) : Trois mélopées africaines, pour flûte, piano, ondes Martenot et caisse-claire ; Grains de cendres pour soprano, piano, flûte ou ondes Martenot ; Olivier Messiaen (1908-1992) : Huit Préludes pour piano (extraits) ; Le Merle noir, pour flûte et piano ; Vocalise-Étude, pour soprano. Angèle Chemin, soprano ; ensemble TM+ : Julien Le Pape, piano ; Anne-Cécile Cuniot, flûte ; Nathalie Forget, ondes Martenot ; Florent Jodelet, percussions ;
Le programme 2024 du festival Messiaen au pays de la Meije est dense et pluriel, célébrant, certes, le maître de la Grave, ses compagnons de route et ses élèves mais aussi Yvonne Loriod (1924-2010), sa seconde épouse qui aurait eu cent ans cette année et à qui Bruno Messina, directeur du festival, rend un vibrant hommage.
Elle est mise au premier plan d'une affiche tout en couleurs, sur fond de glacier et d'oiseaux, où elle joue à quatre mains avec Olivier Messiaen. Pianiste de génie, Loriod a mis à son répertoire, au côté des œuvres de l'héritage, toute la musique du XXᵉ siècle, de Gerschwin à Boulez, en passant par l'intégrale de la musique pour piano de Bartók et de Schönberg qu'elle enregistre, avant de s'illustrer à travers la création des grands cycles de piano (« Vingt Regards », Catalogue d'oiseaux, etc.), de son maître et futur époux Olivier Messiaen qu'elle rencontre en 1941. En 1967, après un premier poste d'enseignement à Karlsruhe, elle succède à Yvonne Lefébure au Conservatoire de Paris et devient la grande pédagogue que l'on connait, formant la jeune génération des Pierre-Laurent Aimard, Roger Muraro, Florent Boffard ou encore Michel Béroff qui lui succédera. Ce que l'on sait moins et que l'on découvre lors de cette 26ᵉ édition du festival, c'est qu'elle fut également compositrice, une activité mise en lumière par les deux chercheurs, Peter Azimov et Christopher Murray, qui nous révèlent le fruit de leur travail à la BnF, au sein du fond Messiaen, lors d'une rencontre matinale passionnante au Jardin « remarquable » du Lautaret (primé cette année par la Fondation Signature). Quinze opus, pratiquement tous des inédits, allant de la musique de chambre à des partitions colossales pour orchestre et chœur, s'inscrivent au catalogue d'Yvonne Loriod qu'elle constitue durant la dizaine d'années (de 1943 à 1951) où elle compose, en été de préférence, parallèlement à sa carrière fulgurante d'interprète.
Dans l'église de la Grave, un premier concert, invitant les deux pianistes Florent Boffard et Roger Muraro, met au programme les partitions respectives du couple Loriod-Messiaen. Les deux pianos ont été préparés pour la première audition des Trois pièces d'Yvonne Loriod, une suite portant des titres « à la Couperin », La Martelée, La Murmurée et Gamelhang. Les trois partitions sont écrites à La Grave, face au glacier de la Meije et referment, en 1951 (Loriod n'a que 27 ans!) sa carrière de compositrice. Suivant l'exemple de Cage venu à la classe de Messiaen en 1949, Loriod serait la première en Europe à avoir écrit pour le piano préparé, des pièces dont elle réalise elle-même la préparation (qu'elle a pris soin de noter en détails) et qu'elle a vraisemblablement répétées avec Messiaen sans jamais les donner en public… La Martelée est la plus étonnante des trois, confrontant deux entités sonores qui se complètent : un premier piano dit « féminin », confié à Roger Muraro, où Loriod distingue, dans la notice qu'elle livre avec la partition, trois éléments anatomiques : Os, muscles et veines ; le deuxième piano, « masculin », n'est que « martellation, avec timbres uniquement de bois sec ».
L'énergie, la digitalité virtuose et l'imagination fantasque sont à l'œuvre dans une partition défendue bec et ongle par les deux interprètes. La Murmurée n'est pas moins inouïe où l'on reconnaît l'écriture-oiseau de Messiaen passée au filtre des pianos préparés : petits tambours de bois, zingage et autres décolorations. Trois « solistes » y sont convoqués, deux merles et un rossignol célébrant, sur fond de rythmes non rétrogradables, le langage amoureux. Plus court, Gamelhang fait résonner des petits gongs inscrits dans une autre temporalité, bulle secrète d'un monde inconnu restitué avec autant de finesse que de poésie sous les doigts aguerris des deux pianistes.
Une longue pause est nécessaire pour retirer des cordes du piano clous, pinces, chevilles, feutrine, etc. et réaccorder les deux instruments ; avant d'entendre, pour deux pianos toujours, les Visions de l'Amen (1943) de Messiaen, fruit de sa rencontre avec sa muse et premier chef d'œuvre pianistique conçu autour d'un thème cyclique.
C'est à Florent Boffard que revient la partie d'Yvonne, premier piano avec ses difficultés rythmiques, ses grappes d'accords et ses commentaires véloces investissant l'aigu du registre. Au deuxième piano passent les thèmes fondateurs et « tout ce qui réclame émotion et puissance ». À la manière presque lisztienne de concevoir les développements pianistiques d'un Muraro, ouvrant parfois grand la bouche comme pour chanter, répond le geste plus tendu d'un Boffard toujours à l'écoute, soucieux de précision rythmique et apportant sa contrepartie lumineuse avec une égale énergie. Jamais encore les sept mouvements de l'Amen n'avaient sonné avec autant d'équilibre en terme de texture et de lisibilité quant à la construction formelle de l'édifice pianistique.
Le lendemain, dans la même église, les cinq musiciens de TM+ sont sur scène, fidèles au format du « voyage de l'écoute » instauré par leur chef Laurent Cuniot en vertu duquel les pièces du concert s'enchaînent dans un continuum fluide et sans applaudissement. Alternent, dans une confrontation passionnante, les œuvres de la jeune Loriod et d'Olivier Messiaen. Elle a dix-neuf ans lorsqu'elle compose les Trois Mélopées africaines pour flûte, piano et ondes Martenot op.1, seule partition à avoir été créée de son vivant à la Société Nationale de Musique, qui témoigne de l'intérêt le l'époque pour un certain « orientalisme ».
Au côté de Julien Le Pape (piano) et Anne-Cécile Cuniot (flûte), c'est Nathalie Forget qui est aux ondes, dialoguant avec la flûte dans une première Mélopée au profil modal, volontiers répétitive voire incantatoire. L'onde semble imiter les sons glissés des mélodies asiatiques dans la deuxième Mélopée un rien lancinante. La troisième introduit la percussion, une caisse claire frappée à mains nues par Florent Jodelet, base rythmique sur laquelle se déploient les lignes enlacées des ondes et de la flûte avec cette même propension à l'errance mélodique et aux répétitions. Des œuvres de jeunesse de Messiaen ont été choisies pour alterner avec celles de sa future épouse. La colombe et Chant d'extase dans un paysage triste sont extraites des huit Préludes (1928-29) pour piano du maître regardant encore vers Debussy et empreintes d'une douce mélancolie sous les doigts de Julien Le Pape. Le pianiste est en duo avec Anne-Cécile Cuniot dans Le Merle Noir, emblématique du style-oiseau de Messiaen, qui laisse apprécier la maîtrise du timbre et la belle conduite mélodique de la flûtiste.
Yvonne Loriot est encore l'élève de Messiaen lorsqu'elle écrit Grains de Cendre en 1946. Les huit mélodies pour soprano, piano et ondes Martenot semblent être une réponse à Harawi, chant d'amour et de mort, le cycle de Messiaen composé l'année précédente, tant à travers le texte que la musique, Comme pour Harawi, Grains de Cendre réclame une grande voix au registre étendu, souvent sollicitée dans sa puissance maximale. La soprano Angèle Chemin assume avec bravoure une écriture exigeante qui l'amène parfois aux limites de ses possibilités : temps long de la mélodie, souvent psalmodiée sur les accords du piano tandis que les ondes Martenot ajoutent leur contrechant : accords de couleur, canons rythmiques et autres rythmes non rétrogradables relèvent de la technique du maître. La partition témoigne de cet échange créatif entre les deux artistes qui, selon le spécialiste Peter Azimov, fonctionnait dans les deux sens ! Si Yvonne Loriod cesse de composer en 1951, elle n'en poursuit pas moins une activité d'une grande créativité qui s'exercera à part égale au sein de sa carrière d'interprète, de pédagogue et de compositrice « associée ».
« La joie porte dans ses bras le cœur limpide et apaisé »
C'est la première phrase du court mélodrame de Franz Schubert, Adieu à la tere, qui introduit de manière très émotionnelle le concert-hommage à Bruno Ducol (1949-2024), élève de Messiaen et fidèle invité du festival, qui s'est éteint le 11 janvier dernier des suites d'une longue maladie. Sur scène, trois interprètes avec qui il a entretenu un long compagnonnage : la soprano Laura Holm, qui, à côté du Quatuor Bela, a créé puis gravé en 2021 son Adonaïs, le pianiste Jonas Vitaud, professeur au Conservatoire National Supérieur de Paris et le récitant Matthieu Marie. Trois des douze mélodies d'Harawi de Messiaen sont chantées par Laura Holm tandis que Jonas Vitaud interprète Regard du silence, extrait des Vingt Regards sur l'Enfant-Jésus. Sous ses doigts également, deux Études de rythmes op.20 (1992) de Ducol, compositeur et rythmicien, comme Messiaen, qui aimait se confronter aux exigences de la combinatoire et de l'énergie du geste.
Au programme également, réunissant cette fois les trois interprètes, l'opus 50 et dernière œuvre de Bruno Ducol, Entre regard et silence, hommage à Olivier Messiaen, qu'il laisse inachevée. L'œuvre donnée en création mondiale est composée à partir de poèmes de François Cheng dont sept sur neuf ont pu être mis en musique. Le texte est à la fois dit et chanté, entretenant une étroite complicité entre la chanteuse et le comédien (écho, relai, doublure), le pianiste donnant parfois lui aussi de la voix. De petites percussions, les crotales pour la chanteuse et le gong pour le comédien, complètent le nuancier des couleurs et des résonances. L'écriture y est ciselée, entre temps étiré et fulgurance rythmique, et l'équilibre délicat entre les trois instances amenées à fusionner en un objet sonore à appréhender en soi. Au quatrième poème, le pianiste enlève le pupitre pour jouer dans les cordes de l'instrument, sorte de piano-cithare faisant écho à la poésie lunaire de Cheng. S'expriment dans cette dernière partition de Bruno Ducol l'attachement passionnel du compositeur pour les mots du poète et sa recherche obstinée, à travers le son, sa couleur et son énergie pure, de l'origine de l'idée.
Crédit photographique : © Bruno Moussier
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22-VII : 21h: Yvonne Loriod (1924-2010) : Trois mélopées africaines, pour flûte, piano, ondes Martenot et caisse-claire ; Grains de cendres pour soprano, piano, flûte ou ondes Martenot ; Olivier Messiaen (1908-1992) : Huit Préludes pour piano (extraits) ; Le Merle noir, pour flûte et piano ; Vocalise-Étude, pour soprano. Angèle Chemin, soprano ; ensemble TM+ : Julien Le Pape, piano ; Anne-Cécile Cuniot, flûte ; Nathalie Forget, ondes Martenot ; Florent Jodelet, percussions ;