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Rachid Ouramdane, artiste au plateau et artiste directeur

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Directeur de Chaillot Théâtre de la danse, le chorégraphe se partage entre son rôle d'artiste directeur et d'artiste créateur. Il vient de créer aux Nuits de Fourvière à Lyon le spectacle Möbius Morphosis, également donné au Panthéon dans le cadre de l'Olympiade culturelle. Rencontre avec un directeur engagé et un artiste généreux.

ResMusica : Chaillot va entamer sa prochaine saison sous le signe d'une programmation plurielle et éclectique. Quel est l'esprit de cette programmation 2024-2025 ?

: Nous allons débuter la quatrième saison, et la troisième saison que j'ai construite depuis mon arrivée à la tête de Chaillot Théâtre national de la danse. Ce que je défends ici, c'est le Théâtre national de la danse et le théâtre des diversités et de l'hospitalité. Dans notre jargon, cela signifie aussi la diversité en termes de formats et d'expériences pour le spectateur, qui va de Chaillot expérience à un spectacle en salle, en passant par un projet in situ. Ce sont nos Chaillot colo et notre programme d'Education Artistique et Culturelle (EAC). C'est faire plus de place aux esthétiques queer, aux mouvements de contre-culture. Chaillot est un lieu de convergence, de rassemblement de toutes ces diversités, de toutes ces façons de pratiquer la danse.

La saison marque aussi une diversité des cultures, car Chaillot reste un théâtre de rassemblement du monde. Ce signe de rassemblement des cultures et des peuples est un fort symbole ici à Chaillot, lieu de la signature de la déclaration universelle des droits de l'homme. Nous nous devons de continuer, de l'incarner, de l'habiter et d'être dans une programmation artistique qui résonne avec ce rassemblement des peuples pour plus de droit et pour plus de liberté d'expression. Nous sommes toujours aussi dans une relation horizontale. L'hospitalité, c'est savoir donner de la place aux autres, donner autant d'importance à des pratiques de voguing qu'à des concours de danse électro et à ses communautés de danseurs qu'à des spectacles en salle, que ce soit des chorégraphes établis ou émergents.

RM : La place de la pratique amateur et des projets participatifs est importante. Comment s'articule cette volonté forte avec la place des artistes chorégraphiques professionnels ?

RO : Cette opposition entre amateurs et professionnels, je me rappelle l'avoir entendue il y a presque 20 ans, lors de la création de Surface de réparation, en 2007, avec des adolescents sur scène, peu de temps après les émeutes de 2005. Ce spectacle permettait de parler de sujets de société bien plus larges à travers le sport. En réalité, ce type de spectacles se fait dans un cadre professionnel et cela donne du travail aux professionnels. Nous faisons du spectacle, nous faisons rassemblement, nous créons des œuvres, justement en s'assurant que ne demeure pas une sorte d'entre-soi. Il n'y a pas de spectacles d'amateur, tout est professionnel. En revanche, nous ouvrons à des pratiques.
Nous avons élargi la programmation de Chaillot. Il y a plus de représentations et de spectacles (52 spectacles) qu'auparavant à Chaillot, donc on ne peut pas dire que cela réduise. Ce n'est pas une opposition entre amateurs et professionnels, loin de là. Par exemple, quand Thomas Lebrun pour Sous les fleurs vient avec les Muxe, certains sont des danseurs, d'autres sont des personnes qu'il a rencontré et cela fait œuvre. Le plaisir de la découverte ne se substitue pas au spectacle. En fait, il n'y a pas de débat à cet endroit là. C'est aussi une vision moins descendante et moins messianique de la culture. Dans le sens où on a longtemps perçu l'EAC par le filtre de la création. Cette création sera toujours là et je continuerai de la défendre. Elle est nécessaire. Aujourd'hui, il faut inscrire des œuvres dans le parcours de vie des enfants, des populations éloignées de l'art et ce en mobilité. C'est pour cela que Chaillot, la saison prochaine, c'est 80 représentations, des performances dans l'espace public, des jumelages avec des territoires, des Chaillot colo jusque sur les territoires ultra-marins… et c'est cela qui me soucie.

Nous faisons du spectacle, nous faisons rassemblement, nous créons des œuvres, justement en s'assurant que ne demeure pas une sorte d'entre-soi.”

C'est en faisant place à la danse sous tous ses aspects que les artistes auront plus de territoires à investir, et pas le contraire ! Je pense même que c'est le devenir de la danse. Plus nous valoriserons ce que la danse fait dans le monde de l'éducation, du soin, du social, du digital, plus nous arriverons à offrir du travail à toutes les personnes qui s'engagent dans la danse. Devenir artiste de scène n'est qu'une infime partie du spectre du monde de la danse. Plus nous valoriserons tous ces aspects de la danse, plus la communauté des danseurs pourra se réaliser dans sa discipline, s'épanouir et amener à des populations par la danse des expériences d'émancipation, de découverte de soi par le geste et aujourd'hui, c'est l'urgence ! Cet art, aujourd'hui, doit arrêter d'être dans le mode : on produit puis on communique, mais inscrire d'emblée les résidences d'artiste dans le milieu rural, dans les quartiers, dans les écoles… Il s'agit de déborder le monde de la culture et d'aller dans d'autres endroits de l'activité humaine : soin, éducation, bien-être, recherche…

RM : Quel est le bilan de la dernière saison de Chaillot Expérience ? A-t-elle rencontré son public ? Quel est l'objectif de la prochaine saison qui propose de nouvelles expériences ?

RO : Les Chaillot Expériences restent un marqueur de la saison de Chaillot et pas uniquement parce que la salle Jean Vilar est en travaux. C'est l'occasion d'investir plus largement la dimension Palais de Chaillot. Quand on réouvrira la grande salle, on continuera à investir ces espaces iconiques et exceptionnels Art Déco, dont la magie commence dès la descente d'escalier pour se poursuivre dans le foyer, avec la vue sur la Tour Eiffel. C'est partager un écosystème de la création artistique, pas uniquement faire venir un spectacle d'un pays, mais essayer de partager un peu ce qui s'y fait en musique ou dans d'autres arts, pour que l'on vive un territoire, y compris à travers des débats. Le public aime venir se poser, prendre un verre, emmener ses enfants, participer à un atelier et ensuite aller voir un spectacle.

La troisième saison de Chaillot expérience a mis l'accent sur des territoires et nous avons commencé à faire des Chaillot expérience thématiques. La saison prochaine, nous en proposerons autour de Danse et mode ou de la culture pop, ce qui permet d'agréger un nombre de partenaires très diversifiés et d'aborder plusieurs facettes du monde chorégraphique. Chaillot expérience a son public, nous sentons que nous touchons beaucoup de jeunes, notamment parce qu'il y a une offre participative et une offre jeunesse très présente. Cet axe enfance et jeunesse va d'ailleurs être important la saison prochaine.
Depuis le Covid, nous avons un public qui reste volatil, de dernière minute, mais c'est aussi un public qui se renouvelle beaucoup. Cela nous amène à réfléchir autrement à la communication, aux délais, aux formes de fidélisation. Nous affichions 86 % de remplissage en fin de saison, ce qui est historique. Le public est là, la maison se transforme, les initiatives sont bien perçues, y compris cette dimension de rapprochement de la création et de l'EAC comme les deux faces d'une même pièce. Je ne les dissocie pas. C'est toujours quelque chose à mi-chemin entre celui qui reçoit et celui qui produit. Il est extrêmement important de faire de la place à des expériences innovantes pour le spectateur.

L'acte de création que je mène ici à Chaillot, ce ne sont pas uniquement des pièces de plateau ou des pièces in situ, c'est créer à l'échelle de la cité, faire se rencontrer des gens, créer des rencontres inhabituelles, c'est penser des manifestations telles que les Chaillot expériences. Construire ces rassemblements, construire ces débats, construire ces façons d'être ensemble c'est faire œuvre à l'échelle de la ville, avec les populations, avec les bâtiments qui nous sont donnés. Chaillot est un théâtre unique qui agit sur l'ensemble du territoire national. Nous avons fait autant d'entrées en mobilité qu'en vente sur place. Les grandes manifestations que nous menons en extérieur, comme Möbius Morphosis à Annecy devant 12000 personnes ou au Panthéon ou la clôture de la Biennale de Lyon devant 15000 personnes, toutes les tournées de Corps extrêmes dans le monde entier, les ateliers que nous dispensons, c'est aussi l'activité de Chaillot. Toutes ces autres façons de faire et de mettre en partage n'entrent pas en conflit entre amateurs et professionnels, mais implantent la danse dans notre société.

“Faire œuvre, ce n'est pas juste faire œuvre de plateau, c'est faire œuvre à l'échelle de la cité.”

RM : Vous avez créé Outsider, une nouvelle pièce pour le Ballet du Grand Théâtre de Genève, orchestré la version XXL de Möbius Morphosis à Fourvière et préparez une pièce, Contre-nature, pour la saison prochaine. Comment articulez-vous votre rôle de chorégraphe et de directeur ?

RO : Evidemment, il a fallu penser une structuration de l'établissement avec de nouveaux profils de poste et le choix extrêmement important d'avoir une présence artistique dans nos institutions. Il y a peu, finalement, en arts vivants, d'institutions où les artistes sont dans leur maison. C'est souvent un lieu de passage, or, ce qu'il y a de plus important est de créer du voisinage, de la permanence, de l'occupation de ces espaces. Il y a une disproportion quand la problématique d'un lieu est de demander à l'équipe artistique invitée de vite rendre l'espace comme elle l'a trouvé. Je trouve même qu'il y a une forme d'éloignement de l'artiste vis-à-vis des responsabilités institutionnelles. Toutes les institutions qui sont dirigées par des artistes sont limitées en mandat, alors que les administratifs-gestionnaires ne le sont pas. Régulièrement, lorsque je veux accueillir des artistes dans des comités, on me dit qu'il risque d'y avoir un conflit d'intérêt. Ah bon ? Parce que les personnes qui dirigent une institution n'ont pas un conflit d'intérêt vis-à-vis de leur choix artistiques ou vis-à-vis des artistes qu'ils programment ? En fait, il y a beaucoup de choses qui me dérangent sur cette façon de limiter le pouvoir d'action de l'artiste dans cette capacité à piloter l'institution. J'ai trouvé cela très courageux et très heureux que le seul Théâtre national qui n'était pas encore dirigé par un artiste, celui de la danse, ait été confié à un artiste en activité.

Pour devenir artiste en arts vivants, souvent on a du monter une compagnie, enseigner, être en résidence sur les territoires, accompagner toute la boite à outils de la décentralisation culturelle, avec l'EAC… Donc, quand on arrive à la tête d'une institution, on est gestionnaire, pilote de projet, manager, pédagogue, artiste et je vois la vitalité des personnes qui ont une vue à 360 degrés.

Faire œuvre, ce n'est pas juste faire œuvre de plateau, c'est faire œuvre à l'échelle de la cité. La fonction et le sens de l'œuvre est là. Pour moi, c'est le même travail de manœuvrer Chaillot que de faire une pièce sur un plateau. C'est toujours emmener une équipe, gérer de l'humain, essayer d'apporter de la nouveauté autour de valeurs qui me semblent chères à défendre. Que ce soit avec des équipes techniques, administratives, de relations publiques, des artistes, c'est un projet global. C'est vrai qu'il faut être bien entouré. Je vois bien que c'est le plafond de verre de certaines institutions qui ne savent pas être dans la dimension collective et plurielle que doivent avoir nos institutions.

Tout le monde s'interrogeait sur la façon dont j'allais réussir à continuer à créer en allant à Chaillot, une institution tellement complexe et lourde. C'est tout le contraire qui est en train de se passer. Quand j'étais artiste indépendant, pour pouvoir répéter deux mois, je devais courir après les productions, faire le grand écart qu'il fallait pour aller répéter une semaine à tel endroit, une perdition de temps… Là, je viens de passer quasiment six mois consécutif en création. Après, c'est vrai que je fais deux journées en une, celle d'artiste au plateau et celle d'artiste directeur, en commençant ma journée à 6h et en la terminant à minuit.

Je sais que cela ne durera qu'un temps, car on ne fait que passer dans une grande institution comme celle de Chaillot. L'histoire de cette institution est gigantesque, elle a existé avant moi, elle existera après moi. Dans ma carrière, je n'ai jamais été autant en création, de façon aussi continue, en passant d'Outsider à Möbius Morphosis et Contre-nature, en passant par les ateliers et les tournées de Corps extrêmes tout en étant à la manœuvre pour impulser des grands projets à Chaillot. C'est aussi parce qu'il y a un comité de programmation et une équipe élargie aux compétences fortes en matière de production et d'action territoriale. Il faut avoir des virtuoses de la production, de la relation publique, du management pour y parvenir.

RM : Le travail en tant que chorégraphe dans l'aérien, dans l'envol, ce qui va vers le haut a marqué les pièces produites ces dernières années. Pour quelle raison ? Qu'est-ce que cela résonne en vous et par rapport à notre monde d'aujourd'hui ?

RO : Ces dernières années, j'ai travaillé avec des personnes qui sont toujours à la limite du possible de ce que l'on peut réaliser avec son corps, dans une recherche non seulement stylistique, mais aussi du dépassement de soi. Il y a derrière cela une grande chambre d'écho d'une quête de liberté folle. Nous voyons des gens réaliser des choses avec leur corps que je pensais insoupçonnée, voire même impossible. L'expérience que j'ai pu avoir avec les sportifs de l'extrême, avec les acrobates du collectif XY, a emmené mon attention à cet endroit-là, c'est à dire continuer à aller plus loin, à se dépasser, non pas en devenant des surhommes et femmes, mais en apprenant à mieux se découvrir et à mieux se connaître. Toutes les avancées artistiques que nous arrivons à produire dans des recherches formelles autour de l'aérien, dans lesquelles il y a une forme de virtuosité, en creux, et c'est ce que nous partageons dans Corps extrêmes, dans Möbius Morphosis, c'est cette attention au vulnérable, cette attention au fragile qu'il y a en chacun de nous.

Dans Corps extrêmes, même les témoignages le disent. C'est parce que les personnes ont profondément conscience de leur vulnérabilité qu'ils se mettent sur ce point limite et cette ligne de crête. Ils prennent un risque, celui d'aller plus loin, de se découvrir et de faire quelque chose qu'ils ne se pensaient pas capable de réaliser. Ce qu'il y a derrière, c'est cette façon de s'inscrire dans un espace qui n'est naturellement pas le nôtre. Atteindre cette autre dimension nous ouvre ce champ de recherche et ces grandes utopies de se dépasser, souvent par le collectif. Ces chorégraphies aériennes, que ce soit avec des acrobates, des danseurs virtuoses qui se frottent à d'autres façons de se déplacer, d'évoluer dans les airs, cette double approche permet de tendre vers une forme de dépassement de soi pour laquelle nous avons besoin des autres pour y arriver.

RM : Contre nature, votre prochaine création, sera-t-elle dans cette même veine ?

RO : Pour Contre-nature, je prends un peu à rebours cette façon d'avancer avec les autres. Comment avançons-nous avec les autres quand ils ne sont plus là ? Comment sommes nous habité de gens qui nous ont construit, mais qui ont disparu ? Comment sommes nous fait de ceux qui nous ont quitté ? Dans une approche qui n'est pas une sorte de deuil par l'absence et la disparition, mais au contraire la façon dont ils restent vivants en nous. Comment nous nous sommes construit grâce à eux et comment cela résonne en nous ? Plusieurs artistes ont fait cela, comme Tatsumi Hijikata, habité par la figure de La Argentina. Comment sommes nous faits de ce qui nous a traversé et qui continue de nous habiter comme des fantômes ? Comment continuons-nous d'avancer avec ces absences ?

Cela m'a amené à réfléchir à une toute une scénographie faite de mirages, de choses que nous ne sommes pas sûrs de distinguer, qui disparaissent et qui pourtant sont là de façon latente. Des paysages de brume qui vont être comme des écrans et qui vont nous permettre de faire apparaître des situations, des images, des situations qui se dispersent à nouveau. Et aussi des corps qui apparaissent de nulle part et qui rejoignent les airs et qui disparaissent. Sur le plan de la recherche formelle, il s'agit de travailler les vides qui nous entourent pour en faire des pleins, pour montrer comment ils sont habités d'espoirs, d'idées et de gens qui ont disparu et qui nous ont construit. Ce spectacle est réalisé avec des artistes de l'aérien, des personnes qui sont très hybrides, acrobates et danseurs, mais ont en commun ce rapport du chorégraphique, c'est à dire du mouvement dans l'espace, avec tous ces savoirs-faire.

Crédits photographiques : portrait © Julien Benhamou ; chorégraphies : Möbius Morphosis à Fourvière © Quentin Chevrier ; Outsider pour le Ballet du Grand Théâtre de Genève © Grégory Battardon : Contre-nature © Patrick Imbert

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