Une seconde intégrale des quatuors à cordes de Chostakovitch par les Danel

Après une première intégrale (2001-2005) des quatuors à cordes de Chostakovitch gravée en studio, le Quatuor Danel renouvèle l'aventure avec une captation en semi-direct et avec deux nouveaux partenaires, l'altiste Vlad Bogdanas et le violoncelliste Yovan Markovitch.

Les quinze quatuors couvrant 55 ans de la trajectoire créatrice du compositeur (de 1938 à 1974) sont ici présentés chronologiquement (ce n'était pas le cas dans le premier coffret), véritable « voyage à travers la conscience du compositeur », fait remarquer le second violon Pierre Millet, dans la mesure où chaque quatuor possède un arrière-plan autobiographique. Deux pièces brèves de 1931 (dont la Polka de l'op.22 souvent donnée en bis) ainsi qu'un fragment de quatuor inachevé complètent le sixième CD qui consacre cette intégrale avec l'ultime Quatuor à cordes n°15.

« On prend plus de risques en public », confie Marc Daniel dans l'entretien à lire dans le luxueux livret jalonné de photos des artistes en couleur : une remarque qui vaut pour les cinq mouvements du Quatuor n°3, op.73. De fait, l'enregistrement a eu lieu pendant les concerts de février et mai 2022 dans la salle Mendelssohn du Gewandhaus de Leipzig. Quelle vigueur dans la marche roborative du troisième mouvement quand violoncelle et alto font valoir l'éloquence et la profondeur du propos de l'Adagio (IV) ! Plus encore que dans leur premier coffret – la prise de son est ici optimale – la palette des couleurs, le travail sur le vibrato, l'éventail des dynamiques et la clarté de la polyphonie font merveille. Le Lento du Quatuor n°6 (III) est à ce titre l'une des plus belles pages de l'intégrale. Le Quatuor n°8 abordé avec retenue (Largo) libère une énergie guerrière (preciso et mecanico aurait dit Ligeti) dans le II (allegretto molto) dont la maîtrise des archets sidère. La même synergie s'apprécie dans le Quatuor n°10 (Allegretto furioso) tandis que l'Adagio librement conduit déploie une palette de nuances d'une délicatesse infinie. Dédiés à chacun des membres du Quatuor Beethoven, les numéros 11 à 14 sont aussi attachants que singuliers : la manière est presque théâtrale dans les sept mouvements du 11 (dédié au second violon du Quatuor) où s'entend l'ironie chostakovienne flirtant avec la parodie. L'imagination sonore des Danel est à l'œuvre – les fameuses « notes tremblées » du mouvement central (Doppio movimento) du 13 – dans ces quatre opus qui nous font basculer dans un autre monde à travers les dérives tonales et formelles.

Pas de dédicace dans le quinzième et dernier quatuor écrit un an avant la mort du compositeur miné par la maladie ; la trajectoire de chute (six adagios qui s'enchaînent) est vertigineuse, pour laquelle les Danel envisagent différentes qualités de sons qui nuancent d'autant cette apologie de la noirceur : un son filtré pour neutraliser la couleur dans Elegy, page sublime, aussi fragile qu'émotionnelle. Les « sons à l'envers » et les pizzicati qui claquent font grincer la Serenade quand Funeral march (V) verse dans le pathos, mettant à contribution les envolées du violon et du violoncelle dans la plénitude de leur sonorité. L'Épilogue récapitule et fige progressivement le mouvement, ramenant l'allure « tremblée » (de l'ordre du timbre ici) des notes tenues sur lesquelles se referme cet « adieu à la vie ». Magistral et saisissant.

Lire aussi :

Un Chostakovitch intense sous les doigts du Quatuor Danel