Klaus Huber entre mysticisme et marxisme, l’esprit jumeau de Luigi Nono
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Parmi les compositeurs suisses contemporains, Klaus Huber se range du côté d'un Rudolf Kelterborn ou d'un Heinz Holliger. Son palmarès nous plonge dans l'univers du moyen âge d'une part, dans les années noires du stalinisme d'autre part et dans le monde des injustices sociales autour du globe.
Né en 1924 à Berne, le jeune homme a la chance de faire ses études auprès de quelques maîtres prestigieux : le violon avec Stefi Geyer, la composition avec Willy Burkhard à Zurich, plus tard avec Boris Blacher à Berlin. A côté de sa charge comme professeur de violon au conservatoire de Zurich (de 1950 à 1960), Huber se lance dans la composition et remporte son premier grand succès avec sa ‘Kammersinfonie' Oratio Mechthildis, créée à Strasbourg en 1958 dans le cadre du festival de la Société Internatonale de Musique Contemporaine, une œuvre pour alto et petit orchestre sur des textes de la religieuse Mechthild de Magdeburg et divisée en 5 parties, une méditation mystique sur les douleurs et les réjouissances de l'amour en moyen allemand du XVe siècle, non sans faire penser au « Cantique des Cantiques » de la Bible. Huber signale les blessures (bienvenues) de l'amour par des staccatos percutants qui s'adoucissent rapidement :
Les staccatos qui s'évanouissent dans les graves
Dans l'introduction orchestrale nous percevons le rythme de la respiration, le souffle qui fait condenser la partition pour l'alléger illico, comme par exemple dans la première partie:
de l'éclat strident au souffle qui s'éteint
Ces mouvements ascendants et descendants vont saisir parfois tout le corps orchestral, comme une rafale de vent, avant que s'installe le tapis retenu des cordes survolées par les clochettes du célesta.
Les notes des vers chantés s'échelonnent le long d'une ligne plate autour de la seconde et de la tierce, mais ailleurs par les sauts de la septième augmentée ou de l'octave, émanation de la jouissance (« Lust ») :
« Nous ne pouvons plus être plus proches vu que nous sommes enfermés »
«les désirs de ton cœur ! »
Klaus Huber confirme son penchant pour les dimensions mystiques dans plusieurs œuvres des années 1950 et 1960, avant de se tourner vers les questions essentielles de la vie humaine, de la survie de notre planète, surtout depuis son voyage en Union Soviétique et en Ukraine.
La symphonie Tenebrae pour grand orchestre commandé par Paul Sacher et créée à Varsovie en 1968, nous plonge dans des dimensions cosmiques et parle de l'individu à la merci des forces destructrices autour de lui, en mettant en relief la passion du Christ à la Croix – une sorte de Passion séculaire. Dans la partie « Golgotha » un susurrement opaque dans les graves se voit irrité par les interjections des aigus ou alors, après les pauses, ébranlé par les cuivres et le tintamarre de la batterie. Les clusters douloureux s'étirent en longueur, les quarts de tons compris, avant que les sons se réduisent en un pianissimo des timbales derrière une note tenue par les contrebasses.
Nombreux sont aussi les écrits du compositeur sur sa vision du monde. Il n'arrête pas de provoquer sa génération pour qu'elle se réveille de son indifférence. Son oratorio Inwendig voller Figur de 1970 est inspiré d'une gravure apocalyptique d'Albrecht Dürer de 1525 : « Visage du songe », une vision de la fin des temps par une chute d'eau qui menace d'engloutir la planète. La composition s'appuie sur l'Apocalypse et sur des textes sur Hiroshima, et le sound orchestral est dominé par les cordes graves et un effectif impressionnant de cuivres qui produisent un mitraillage hallucinant de double croches propulsées par 52 instruments (les trompettes de Jéricho ?).
Dürer : « Traumgesicht » 1525, avec le commentaire de ses cauchemars (dom. public)
Alarmé par la course aux armements nucléaires de part et d'autre, Huber dit que « nous avons besoin de prophètes, d'une prophétie actuelle qui ouvre les yeux et les cœurs des gens, (…) d'une futurologie qui prolonge de quelques décennies les conséquences du présent. »
Les séjours dans d'autres continents l'ont inspiré dans sa recherche d'un message musical pour un monde meilleur, pour une société plus juste, sans parler de ses lectures approfondies d'auteurs engagés, à savoir la poésie « de combat », avant tout les textes d'Ernesto Cardenal, d'Ossip Mandelstam (le poète déporté puis tué en Sibérie par les agents de Staline) ou de Simone Weil.
De plus, son recours fréquent à la métaphore de la « charrue », non au sens de la génération de 1968 (« des épées aux charrues ! ») mais comme appel à l'artiste de creuser dans les profondeurs pour en découvrir les couches enfouies afin de mettre à nu les injustices, les scandales politiques… Ainsi les deux œuvres consacrées au souvenir de Mandelstam : La Charrue du poète (un trio à cordes de 1989) et Le Temps labouré, un oratorio de 1990 que le musicien définit comme « composition aux dimensions temporelles et spatiales » qui se propose de faire ressortir la profondeur de cette poésie.
Dans Senfkorn (graine de moutarde) de 1975 pour voix de garçon et 5 instruments sur des textes d'Ernesto Cardenal et du prophète Ésaïe, Huber cite J.S. Bach (son air « c'est consommé » de la cantate 159), en se tournant vers les textes du prophète sur la paix universelle. Une fois de plus nous avons la métaphore du « grain », paradigme pour le royaume de Dieu, et la composition est portée par l'attente et l'espoir. Senfkorn sera intégré quelques années après dans « Erniedrigt – geknechtet… ».
Klaus Huber le cosmopolite : ses nombreux voyages vers tous les horizons sont liés d'une part à la création de ses œuvres (Rome, Venise, Brescia – Varsovie, Moscou, Kiev, Prague – Osaka, Tokyo – Amsterdam – Berlin), d'autre part à ses engagements comme professeur invité (Pays Bas – Fribourg-en Brisgau – Cuba – Nicaragua – Brésil – Canada – Italie – Japon – Paris – Suède). Mais ses engagements politiques relèvent de la perspicacité de son regard sur les événements et par ses investigations comme celles de 1983 au Nicaragua où il rencontre le poète Ernesto Cardenal. Dans son Journal de Managua, il s'étend longuement sur le fossé entre les villas des super-riches défendues comme des forteresses et la misère dans les favelas situées à proximité.
Son œuvre principale de 1981/82 Erniedrigt – Geknechtet -Verlassen – Verachtet fait le tour des souffrances et des espoirs de l'homme banni, opprimé, humilié. Nous y entendons le discours du travailleur de fonderie Florian Knobloch (baryton), un récitatif qui devant le halo d'un chœur comme sound de fond, d'une bande sonore et des instruments répartis en 7 groupes, met en relief la souffrance de l'homme éreinté dans un hall surchauffé. Basé sur les textes d'Ernesto Cardenal et l'adaptation du Psaume 21, Huber comprend son œuvre comme analogie à la Passion du Christ. La plainte de Knobloch surgit d'un bruit sonore composé d'un amalgame de voix mi-parlantes mi-chantées et d'un appareil de percussion à la timbale percutante, avant que s'annonce le message de la liberté par un choral de type baroque qui boucle le fragment intitulé « À l'intention des opprimés ».
Dans la partie « Pauvreté, faim, faim… », on nous confronte à la misère d'une femme des favelas au Brésil, Carolina Maria de Jesus (soprano), dont Huber cite le Journal de la pauvreté. Le texte mi-chanté, mi- parlé par la protagoniste et commenté par 4 altos renvoie à la tradition allemande du théâtre documentaire (B. Brecht/K. Weill ou P. Weiss/L. Nono), sauf qu'ici le récit s'intègre dans une des structures musicales les plus élaborées, où les instruments produisent des bruits divers par leur maniement inhabituel (par exemple des « bruits éoliens » pour exprimer le vide dans la vie des favelas). La plainte de Carolina en portugais sur la vie misérable et la mortalité infantile – un chant dramatique aux intervalles au-delà de l'octave – s'accompagne des commentaires d'autres femmes en allemand qui répètent comme épilogue la phrase « un enfant de deux mois est mort ici, une fois de plus… »
Les autres parties sont consacrées aux prisonniers noirs torturés en Amérique (« Emprisonné, torturé »), aux générations opprimées qui se soulèvent (« Levez-vous tous, aussi les morts ! ») et à l'espoir du peuple « qui ne meurt jamais… ». La création de cet oratorio aura lieu en 1983 à Donaueschingen, la Mecque de la musique contemporaine.
Entre 1997 et 2001 Klaus Huber met en chantier son opéra Schwarzerde, une collaboration avec le directeur du Théâtre de Bâle Michael Schindhelm qui signe le libretto sur des textes d'Ossip Mandelstam et de poétesses russes – une œuvre monumentale en 9 séquences sur la vie au goulag stalinien. Les premières scènes nous présentent le protagoniste Parnok (Mandelstam) qui, sur le point d'étouffer, articule son gémissement le long d'intervalles écartés, sur fond d'un halo de sons pianissimo dans les aigus et graves extrêmes, avant de crier son « Ararat », l'image-idylle de son Arménie d'origine. La voix opère par endroits des glissandis spectaculaires, si elle ne navigue pas autour d'un ton isolé fragmenté en 1/3-tons.
Parnok : « Moi, un homme qui vieillit… » (voir les sauts à la 2e et les subdivisions de l'intervalle de la seconde à la 3e barre)
La nuit où les agents viennent arrêter le poète au cours d'une nuit d'amour avec sa femme Nadja, Parnok, ne pouvant emporter ses livres, finit par confesser sur un ton cynique : « Il est bon de ne rien posséder ». Quant à la métaphore de la « terre noire », texte et musique en scrutent toutes les dimensions (les flammes noires, la tombe, la vermine…): des chuchotements du chœur jusqu'à la solennité d'un choral (tonal) qui souligne le moment sacré de la partie Tenebrae. Parnok : « Je suis enseveli dans la terre ». La disposition scénique avec les acteurs éloignés les uns des autres, avec le vrillement des sons dissonants émanant de l'arrière-fond, les voix mi-chantantes mi-parlantes dans une polyphonie inextricable et leurs crescendos hallucinants, l'asphyxie de l'individu ligoté est soulignée par les secousses saccadées de la trombone : de la matière à glacer le public jusqu'à la moelle.
Dans ses cours, ses conférences internationales et ses nombreux essais, Klaus Huber se prononce pour un élargissement des matériaux musicaux depuis la dodécaphonie et la musique sérielle, comme Luigi Nono, son ami du même âge (voir l'article récent sur Nono de Dominique Adrian dans ResMusica). Dans ses œuvres de maturité, il divise l'octave en 18, voire en 24 tons, ses pianissimi extrêmes suggèrent d'une part l'évanouissement du son, son bruitisme à la Xenakis ou à la Stockhausen de l'autre la dimension spatiale de la musique. Les tonalités occidentales viennent se mêler aux tonalités arabes avec leurs micro-tonalités, somme toute une musique cosmopolite, une œuvre hautement engagée dans le contexte géopolitique de son temps, basée sur des textes littéraires, sur la voix des sous-privilégiés, des opprimes, des laissés-pour-compte.
Riche de 40 distinctions internationales et d'une œuvre monumentale (plus de 130 œuvres), Klaus Huber est mort le 2 octobre 2017 à l'âge de 93 ans à Perugia en Ombrie, son pays d'adoption.
Sources
Max Nyffeler, Klaus Huber, Zytglogge-Verlag, Bern 1989
Ulrich Tadday, Klaus Huber, edition text und kritik, München 2007
Klaus Huber, Umgepflügte Zeit – Schriften und Gespräche (hrsg. Max Nyffeler), Edition Musik Texte 006, Köln 1999
Klaus Huber, Von Zeit zu Zeit – Gespräche mit Claus-Steffen Mahnkopf, Wolke Verlag, Hofheim 2009
Enregistrements
Oratio Mechthildis : CD (NEOS) + youtube (audio)
Tenebrae : youtube (audio), orch. Philharmonique du Luxembourg, A. Tamayo + youtube (audio) Basler Sinfonietta, Peter Rundel
Inwendig voller Figur : CD 1991 (Wergo)
Erniedrigt, geknechtet… : CD (NEOS), SWR Symphonie-Orchester, Matthias Bamert + youtube
Schwarzerde : voir CD de la création du Théâtre de Bâle (+youtube), A. Tamayo
Crédits photographiques : Klaus Huber © Charlotte Oswald