À Aix, Madama Butterfly avec Ermonela Jaho : de l’adolescence à la mort
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Aix-en-Provence. Théâtre de l’Archevêché. 4-VII-2024. Giacomo Puccini (1858-1924) : Madama Butterfly, opéra en deux actes sur un livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica, d’après la pièce éponyme de David Belasco. Mise en scène : Andrea Breth. Scénographie : Raimund Orfeo Voigt. Costumes : Ursula Renzenbrink. Lumières : Alexander Koppelmann. Avec : Ermonela Jaho, soprano (Cio-Cio-San) ; Adam Smith, ténor (B.F. Pinkerton) ; Mihoko Fujimura, mezzo-soprano (Suzuki) ; Lionel Lhote, baryton (Sharpless) ; Carlo Bosi, ténor (Goro) ; Kristofer Lundin, ténor (Yamadori) ; Inho Jeong, basse (L’Oncle Bonze) ; Albane Carrère, mezzo-soprano (Kate Pinkerton) ; Kristján Jóhannesson, baryton (le Commissaire impérial) ; Alexander de Jong, baryton-basse (Yakusidé) ; Hugo Santos, basse (l’Officier de l’état civil) ; Karine Motyka, mezzo-soprano (la Mère de Cio-Cio San) ; Sharona Applebaum, soprano (la Tante) ; Marie-Eve Gouin, soprano (la Cousine). Chœur et Orchestre de l’opéra de Lyon, chef de choeur : Benedikt Kearns, direction : Daniele Rustioni
Un Samson qui n'existe pas, et même deux Iphigénie pour le prix d'une : l'exigeante édition 2024 du festival se devait d'inclure un titre porteur. Confié à Andrea Breth, et surtout à Ermonela Jaho, Madama Butterfly fait carton plein.
Ce n'est pas sans appréhension que l'on se rend au Théâtre de l'Archevêché après avoir appris de la bouche même de la metteuse en scène allemande que Madama Butterfly est un opéra si fort qu'il ne nécessite pas de nouveau concept. Alors démission ? Pas vraiment. Même si Andrea Breth installe la geisha de Puccini dans le cadre mille fois vu d'une maison traditionnelle japonaise avec paravents et parois coulissantes, même si les images qu'elle y crée semblent les quasi-décalques des photos en noir et blanc qu'elle est a dû consulter en amont de son travail, on retrouve le style quasi-monochrome dont Andrea Breth a déjà fait montre à Aix, dans son Jacob Lenz de 2019 et sa Salomé de 2022. Sa Butterfly renvoie au cinéma d'Ozu première manière, celle d'avant le technicolor dans les salles de cinéma. La maison de bois sombre de Cio-Cio-San, qu'elle avait imaginée comme un cocon, a dû être allégée de quelques éléments frontaux qui compromettaient par trop la visibilité de l'interprète principale. Le spectateur y perd certainement quelques effets poétiques, le spectaculaire de la production ne reposant plus dorénavant que sur la présence, sur tout le pourtour de la demeure, d'un tapis roulant, sorte de manège funèbre, amenant avec une lenteur calculée, personnages, objets et figures masquées ou animées telles les grues en récurrent symboles de « vérité, amour et bonheur ». La Butterfly de Breth, d'un minimalisme millimétré (une fête de mariage réduite à un groupe de masques inquiétants, pas de déluge floral, un enfant réduit à une poupée de chiffon), se veut écrin.
La perle rare est la Butterfly d'Ermonela Jaho. Butterfly c'est Ermonela Jaho. Ou l'inverse. Toutes les réserves que l'on pouvait jusqu'ici formuler quant à une voix au pathos assumé tombent en cette soirée de juillet 2024. De son entrée (la chanteuse a vraiment les « quindici anni » certifiés dans le livret) à sa mort (la chanteuse est une femme vieillie, presque une momie), la cantatrice hypnotise. Couchée sur le dos, elle ouvre et referme les guillemets d'Un bel di vedremo par d'ineffables soupirs qui décrivent déjà l'état où son indiscutable connaissance de la partition, sa profonde identification au rôle, sont en train de la conduire. La mort de Butterfly, scrutée par des masques blafards, est plus impressionnante encore : après que le tapis roulant l'a ramenée au centre de l'attention, Andrea Breth accompagne la chute de sa tête au sol d'un noir de guillotine sur le dernier accord. Hagarde, visiblement plus des nôtres, la chanteuse met longtemps à reprendre ses esprits. C'est en titubant, et en s'appuyant sur les montants du décor, qu'elle se décide à regagner la coulisse au terme de la torrentielle bordée d'applaudissements qui a salué sa lente consomption. On a déjà vu plus d'un interprète reprendre difficilement ses esprits après avoir été possédé par un rôle. Avec Ermonela Jaho, un cran est franchi. Sa Butterfly est un événement que tout amateur d'art lyrique peut se considérer privilégié d'avoir vécu.
À ses côtés le Pinkerton très fort en voix d'Adam Smith, visiblement très heureux d'être là, n'aura pas fait montre d'autant de subtilité vocale, mais peut-on demander autre chose à ce personnage en tous points détestable, aussi séduisant et solaire fût-il. Lionel Lhote, d'une sincère noblesse contenue, peut ajouter sans problème Sharpless à son déjà glorieux répertoire. Cauteleux à souhait, Carlo Bosi expose à nouveau ce Goro qu'aucun metteur en scène n'a encore eu envie de sauver. Ce qui n'est pas le cas de la Kate émouvante d'Albane Carrère à qui Andrea Breth offre une conséquente présence scénique. Il en va de même pour la Suzuki étrangement froide de Mihoko Fujimura dont l'imposant galbe sombre dessine les contours de ce qui pourrait être une fausse suivante (on la voit clairement comploter avec Goro). Le Bonze d'Inho Jeong, le Yamadori de Kristofer Lundin… tous les comprimarii sont judicieusement distribués. Le chœur de l'Opéra de Lyon, invisibilisé de noir par Breth dans la pénombre qui enveloppe le dispositif, enchante, particulièrement au moment du si difficile numéro à bouche fermé de l'Acte II.
L'autre atout de la production est la direction de Daniele Rustioni. Dès le fugato introductif, dont la transparence obtenue par le chef de l'Orchestre de l'Opéra de Lyon invalide la difficile écriture fiévreuse, on est saisi par sa maîtrise d'une partition dont il fait un réservoir sans fond de poésie. Soutien indéfectible du chemin de croix de la « petite femme puccinienne », il faut l'entendre aussi, sur certaines phrases, s'autoriser d'inédits decrescendos à seule fin de pouvoir mieux s'agenouiller devant le legato de rêve de sa Butterfly.
Venant après la passionnante Tosca, in loco, de Christophe Honoré, cette Madama Butterfly, d'une consensualité de façade, sera elle aussi, comme son aînée, au menu de la prochaine saison lyonnaise. L'occasion probable de retrouver, quelques mois après les atermoiements de la première, la pièce manquante de la scénographie rêvée à l'origine par Andrea Breth. À tout le moins, Ermonela Jaho faisant partie elle aussi du voyage, l'occasion assurée d'assouvir ce que la metteuse en scène allemande appelle fort à propos « notre besoin de larmes et de beauté ».
Crédits photographiques : © Ruth Waltz
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Tosca de C. Honoré « passionnante »? … Un spectacle navrant, vide, vulgaire, dont j’ai eu honte pour les artistes et pour le pauvre metteur en scène. Heureusement, la même année il y a eu la Tosca de La Scala!
Bien qu’ayant vu plusieurs versions de madame butterfly j’ai pleuré devant ma télé toute seule à 1 heure du matin. Ermonela Jaho est montée au niveau de Callas. Elle ne joue pas. Elle est pour un moment madame Butterfly et d’ailleurs il lui a fallu un moment pour sortir du personnage. Bravissimo à elle pour longtemps j’espère la revoir bientôt
Une Cio Cio San fantastique de beauté tragique, certainement une des meilleures interprétation dans ce décor sobre et épuré, un moment suspendu et enchanté dans toute la tragédie de cette œuvre. Merci savoir pu partager ce privilège
Cette Madame Butterfly tantôt jeune amoureuse passionnée puis amante délaissée nous subjugue pas son extraordinaire jeu de tragédienne.