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Toulon. Châteauvallon, scène nationale. 2-VII-2024. Pietro Mascagni (1863-1945) : Cavalleria Rusticana, mélodrame en un acte sur un livret de Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci. Ruggero Leoncavallo (1857-1919) : Pagliacci, drame en deux actes et un prologue sur un livret du compositeur. Mise en scène : Silvia Paoli. Décors : Emanuele Sinisi. Costumes : Agnes Rabatti. Lumières : Fiammetta Baldiserri. Avec : Tadeusz Szlenkier, ténor (Turridu / Canio); Anaïk Morel, mezzo-soprano (Santuzza) ; Daniel Miroslaw, baryton (Alfio / Tonio / Taddeo) ; Agnese Zwierko, mezzo-soprano (Mamma Lucia) ; Reut Vantorero, mezzo-soprano (Lola) ; Marianne Croux, soprano (Nedda /Colombina) ; Csaba Kotlár, baryton (Silvio) ; Andrés Agudelo, ténor (Beppe / Arlecchino). Chœur de l’Opéra national Montpellier Occitanie (cheffe de chœur : Noëlle Geny), Maîtrise de l’opéra de Toulon et du Conservatoire TPM, Chœur (chef de chœur : Christophe Bernollin), et Orchestre de l’Opéra de Toulon, direction : Valerio Galli
L'Opéra de Toulon referme sa saison délocalisée dans le plein-air de l'amphithéâtre de Châteauvallon. Le célèbre diptyque vériste confirme Silvia Paoli en metteuse en scène à suivre.
En France, sa Tosca et son Iphigénie avaient fait plus qu'intriguer. Toutes deux conçues pour des théâtres fermés, on pouvait craindre que le cahier des charges du plein air ne nuisît au talent volontariste de la jeune metteuse en scène italienne, qui a déjà à son actif une douzaine de spectacles lyriques. Vaines appréhensions : cet énième « Cav/Pag », travaillé dans ses moindres détails, est une leçon pour des structures telle Orange où nombre de mises en scènes conçues à la va-vite autour de grands noms du chant ont généralement fini par lasser les amateurs de théâtre total, voire n'attirer plus que le regard des amateurs de mises en espace et autres versions de concert.
Le spectateur qui découvre Châteauvallon apprend des familiers du lieu que le décor d'Emanuele Sinisi qui lui fait face est un vrai décor de théâtre érigé aux dépens des premières rangées de places assises englouties sous l'hémicycle qui accueille l'orchestre : un amphithéâtre érigé en miroir de celui qui fut construit en 1966 sur la commune d'Ollioules et sur les gradins duquel il a pris place. Cette manière de dispositif en bi-frontal fait converger l'ensemble des regards (acteurs et spectateurs) sur une agora de village dont les dalles disjointes, la végétation naissante et les graffiti racontent la déshérence de l'endroit. En contre-haut de la scène, un grillage de terrain vague plaquera le chœur en chœur antique, grillage dupliqué à l'avant-scène pour I Pagliacci : chaque spectateur ne pourra dès lors que se questionner sur sa propre participation voyeuriste au sein de ce second choros muet. Les plus curieux discerneront même les deux yeux gigantesque tagués, comme l'éléphant dans la pièce, sur les contremarches des gradins : une manière d'enfoncer le clou de la thématique du regard à l'œuvre.
Comme dans la version strasbourgeoise de Kristian Frédric, la question sociale prévaut. Tout au long de Cavalleria, c'est le regard porté par une vieille SDF, sorte de madone moderne, sur l'humanité souffrante, qui sert de fil rouge à une narration contemporaine sise dans une ville où une poignée de dealers aux agissements inconséquents et fluides abreuve une Santuzza au quotidien encore moins riant, amoureuse et enceinte qu'elle est d'un homme dont elle n'est pas le genre. Silvia Paoli n'a garde de tacler l'emprise religieuse toujours en embuscade dans la misère, au moyen d'une croix de néons luminescents et d'un tag éblouissant (Averti che Dio ti le vide, Je te préviens que Dieu te regarde) qu'I Pagliacci transformera en Io ti le vide (Je te regarde). Six excellents danseurs intimement mêlés à l'action (dealers, sbires d'Alfio, piétistes quasi-dénudés sur Innegiamo…) aident à renouveler l'intérêt du plus vieux scénario du monde. Hormis la Mama Lucia à court de souffle d'Agnese Zwierko, la distribution appelle bien des éloges : le Turridu hâbleur à souhait, de plus en plus emporté par la flamme de la partition, de Tadeusz Szlenkier, l'Alfio bien projeté de Daniel Miroslaw, la Lola sensuelle de Reut Ventorero, et même la Santuzza d'Anaïk Morel, qui, bien qu'annoncée souffrante, frappe fort, même lorsque les décibels le commandent.
I Pagliacci démarre sous les meilleurs auspices avec un Prologue puissant, qui prive de vêtements (et même de chevelure) Alfio pour révéler les tatouages qui balafrent le corps de Tonio. Dans la foulée, l'entrée des pagliacci, irrésistiblement chorégraphiée (Emanuele Rosa), gagne progressivement l'ensemble du plateau. Mais, ayant choisi de faire jouer I Pagliacci dans un jardin d'enfants, la partie méta-théâtre de l'opéra perd un peu en lisibilité dans les entrelacs d'une structure d'escalade censée servir de coulisses et de plateau. La direction d'acteurs (malgré des costumes de théâtre contemporains qui délaissent fort heureusement l'habituel garde-robes du trio dell'arte) brouille quelque peu la lisibilité qui était l'apanage des lectures à suspense de Philip Stölzl (DVD Sony), Robert Carsen (DVD Naxos) et de Damiano Michieletto (DVD Opus Arte).
Une poignée de minutes suffisent au Canio de Tadeusz Szlenkier pour embarquer l'auditoire dans ce nouveau drame de la jalousie. Comédienne très mobile, chanteuse immatérielle et légère, Marianne Croux est une Nedda délicieuse. Son babillant Stridono lassù est mis en valeur avec une gracieuse chorégraphie enfantine de passes de ballons, suivie d'une séance de photo de groupe fixé par la main de fer d'un jeune curé faisant fonction d'œil de Dieu. Juste avant la mort de la jeune femme, comme pour tenter eux aussi de désamorcer la tension, même les pins d'Alep de Châteauvallon, chorégraphiés en toile de fond par certain vent d'est, entrent dans la danse. Csaba Kotlár, autre excellent comédien, est un Silvio d'une évidente séduction. Andrés Agudelo s'impose dans la petit rôle exigeant de Beppe. Pour tisser sa toile à la Iago autour des amants, le Tonio de plus en plus terrifiant de Daniel Miroslaw explore à l'envi les tréfonds de sa voix claire et noire. Même s'il faut s'accommoder de sopranos quelque peu vibrées, les forces chorales (Toulon, Maîtrise comprise, et Montpellier) participent au succès de la représentation. Malgré quelques signes de fatigue en fin de soirée, l'Orchestre séduit par son engagement, sa proximité. Le jeune chef Valerio Galli dirige par cœur les deux partitions, ce qui en dit long sur l'amour que, comme beaucoup d'auditeurs, il leur porte.
Dernier motif de satisfaction : comme Damiano Michieletto dont elle fut l'assistante, Silvia Paoli aura su établir de touchantes passerelles entre les deux œuvres, faisant se rencontrer Nedda et Silvio sur l'Intermezzo de Mascagni, ou invitant, chez Leoncavallo, Mama Lucia à pousser le landau de la progéniture de Santuzza. Et surtout : après l'entracte, la madone SDF retrouvée morte sur un banc public, son cadavre vite dissimulé aux regards sous une couverture dite « de survie », les effets de son quotidien vite engouffrés dans des sacs poubelles par des agents dits « de sécurité »… Après les Pâques de Cavalleria Rusticana, l'Assomption d'I Pagliacci : la messe est dite, la commedia (sociale) è vraiment finita…
Crédits photographiques : © Frédéric Stephan
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Toulon. Châteauvallon, scène nationale. 2-VII-2024. Pietro Mascagni (1863-1945) : Cavalleria Rusticana, mélodrame en un acte sur un livret de Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci. Ruggero Leoncavallo (1857-1919) : Pagliacci, drame en deux actes et un prologue sur un livret du compositeur. Mise en scène : Silvia Paoli. Décors : Emanuele Sinisi. Costumes : Agnes Rabatti. Lumières : Fiammetta Baldiserri. Avec : Tadeusz Szlenkier, ténor (Turridu / Canio); Anaïk Morel, mezzo-soprano (Santuzza) ; Daniel Miroslaw, baryton (Alfio / Tonio / Taddeo) ; Agnese Zwierko, mezzo-soprano (Mamma Lucia) ; Reut Vantorero, mezzo-soprano (Lola) ; Marianne Croux, soprano (Nedda /Colombina) ; Csaba Kotlár, baryton (Silvio) ; Andrés Agudelo, ténor (Beppe / Arlecchino). Chœur de l’Opéra national Montpellier Occitanie (cheffe de chœur : Noëlle Geny), Maîtrise de l’opéra de Toulon et du Conservatoire TPM, Chœur (chef de chœur : Christophe Bernollin), et Orchestre de l’Opéra de Toulon, direction : Valerio Galli