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À la Staatsoper de Berlin, Marc-André Dalbavie adapte La Mélancolie de la résistance à l’opéra et à l’écran

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Berlin. 30-VI-2024. Marc-André Dalbavie (né en 1961) : La mélancolie de la résistance, un opéra avec film sur un livret de Guillaume Métayer d’après le roman de László Krasznahorkai. Mise en scène : David Marton ; décor : Amber Vandenhoeck ; costumes : Pola Kardum. Avec Matthias Klink (Georges Esther), Tanja Ariane Baumgartner (Angèle Esther), Sandrine Piau (Rosi Pflaum), Philippe Jaroussky (Valouchka), Roman Trekel (Notable Hagelmayer, Aubergiste), Christian Oldenburg (Notable Nadaban), David Oštrek (Notable Madai), Sébastien Dutrieux (chef de la police)… Staatskapelle Berlin, direction : Marie Jacquot

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Avec , Dalbavie fait du roman de Krasznahorkai une expérience scénico-musicale singulière.

Un même roman contemporain adapté deux fois en moins d'un an à l'opéra, c'est sans doute un cas unique. En décembre 2023, le dernier opéra de Peter Eötvös, Valuschka, était créé à Budapest avant d'être traduit en allemand à Ratisbonne ; en ce début d'été, c'est à Berlin que La mélancolie de la résistance de László Krasznahorkai retrouve la scène lyrique, sous la forme d'un « opéra avec film » mis en musique par , en français et avec deux grands chanteurs français en haut de l'affiche. L'opéra d'Eötvös semblait enchaîner les épisodes sans parvenir à rendre compte du sens et de l'atmosphère trouble du roman, publié en 1989 et nourri de la décomposition du monde soviétique ; celui de Dalbavie, qui commence en douceur et ne déploie sa séduction que progressivement, est beaucoup plus parlant et émouvant.

Le spectacle se passe à la fois à la scène et à l'écran, sous forme de film réalisé en direct sur des décors qui n'apparaissent qu'exceptionnellement sur le devant de la scène. La musique elle-même commence par se faire discrète : le cinéma est à vrai dire un bon moyen pour rendre compte de la profusion du roman de Krasznahorkai, déjà adapté à l'écran par Béla Tarr sous le titre Les Harmonies Werckmeister, qui est celui de la partie centrale du roman. Le film-opéra proposé par n'a pas la puissance hypnotique des images austères de Tarr, mais il présente les personnages et une partie de l'histoire, souvent par l'image seule, de manière plus concise que ne saurait le faire le seul opéra – et que ne l'avait fait Eötvös. Les chanteurs sont sonorisés tout au long de la soirée, ce qui était sans doute nécessaire pour leur permettre d'être audibles quand ils sont filmés en arrière-scène autant que quand ils sont directement visibles. Cela fait un peu oublier l'orchestre qui tend à n'être qu'un accompagnement, pour soutenir les chanteurs ou pour souligner les épisodes des nombreuses scènes muettes sur l'écran ; il n'est vraiment au premier plan que pour une transcription un peu boursouflée de la 4e fugue du Clavier bien tempéré de Bach.

Cette discrétion a au moins comme mérite de donner toute leur dimension aux personnages et aux chanteurs qui les font brillamment vivre, au gré des alternances entre chanté et parlé demandées par Dalbavie : est le professeur Esther, retiré du monde, réfugié dans ses recherches sur l'impossible perfection du tempérament musical dans la continuité des considérations philosophico-cosmologico-musicales d'Andreas Werckmeister ; la fragilité de son refuge et de la voix de Klink sont en contraste radical avec le grand format offert par , qui chante sa femme Angèle Esther : son personnage d'ambitieuse qui sait tirer à son profit la décadence du monde qui l'entoure, a le dernier mot dans la soirée, et elle occupe la scène avec une gourmandise communicative – les populistes savent séduire, le constat n'est que trop actuel.

Malgré les efforts remarquables de diction française de presque toute la distribution (le manque de surtitres français ne se fait pas sentir), il faut bien avouer que la présence de chanteurs français dans deux rôles cruciaux est précieuse. L' »ange à manteau de postier » qu'est Valouchka, l'innocence que M. Esther échoue à protéger, est incarné par , dont le dernier monologue, celui où transparaît encore la pureté du personnage même quand il cède à la contagion des partisans de la destruction, est le sommet émotionnel de la soirée. Sa mère n'est autre que , qui sans avoir besoin de caricaturer son personnage dessine avec humour et finesse le portrait de cette incarnation de l'égoïsme paniqué des gens comme il faut. Particulièrement gratifiants vocalement, les deux rôles semblent avoir été écrits pour leurs interprètes.

Le qualificatif d'opéra filmique n'est pas qu'une coquetterie de la part de Dalbavie et de son librettiste. La musique et particulièrement l'orchestre dirigé par restent souvent au second plan, ce qui perturbe nos habitudes en matière d'opéra contemporain ; la première demi-heure en particulier met la voix et l'image en vedette, et la voix est presque autant parlée que chantée. On ne s'ennuie pas pour autant, parce que l'histoire est fascinante et que les chanteurs comme la mise en scène la font vivre de façon frappante. On ne se plaint pourtant pas quand la musique prend une place plus grande, au fil des plus de deux heures que dure la soirée ; la voix reste prédominante, mais la délicatesse de l'écriture de Dalbavie finit par exercer une séduction d'autant plus efficace qu'elle reste discrète : voilà un spectacle qui mériterait bien d'être vu plusieurs fois.

On se demande un peu, à vrai dire, comment l'opéra pourra vivre sur scène s'il bénéficie de nouvelles productions. La soirée, dernière première du mandat de Matthias Schulz à la tête de la Staatsoper Berlin, voit le départ de quelques spectateurs en cours de route, et on sent que l'attention des spectateurs met du temps à s'installer, mais elle se termine sur un accueil véritablement enthousiaste du public : il faut espérer qu'une maison française ne tardera pas à s'intéresser à ce spectacle total à la hauteur de ses ambitions.

Photos : © William Minke

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