Lucas Debargue illumine les « clairs-obscurs » de Fauré

L'intégrale des œuvres pour piano de Gabriel Fauré par Lucas Debargue illumine cette année du centenaire de la mort du compositeur français. Un voyage fascinant au pays de ce « classique révolutionnaire ».

C'est au clavier du piano que Gabriel Fauré (1845-1924) a consacré l'essentiel de son œuvre : plus d'une soixantaine de pièces en solo, sans compter les innombrables mélodies et la musique de chambre.

Personnage discret, à la vie sans aspérité, Gabriel Fauré a confié tous ses états d'âme, ses méditations, ses confidences intimes au piano. Et l'intégrale de la musique pour piano que propose Lucas Debargue est ainsi un fascinant voyage à travers la vie de Gabriel Fauré, ce « classique jamais réactionnaire, jamais révolutionnaire » comme le qualifie Claude Rostand, et pourtant musicien audacieux à bien des égards.

L'intégrale du jeune Lucas Debargue (quatre disques, plus de quatre heures de musique) est un événement à plus d'un titre.

Tout d'abord parce que celui-ci a eu l'intelligence de proposer un choix chronologique dans l'agencement de son intégrale. Plutôt que de jouer, comme cela se fait souvent, cahier par cahier (les Impromptus, les Nocturnes, les Ballades, etc.), au risque d'un certain ennui, Lucas Debargue nous emmène, année après année, dans l'univers de Fauré. Des juvéniles et mendelssohniennes Romances sans paroles op.17, jusqu'au dramatique et ultime Nocturne n°13 op.119. De la jeunesse et la fougue encore très romantique des 20 ans, jusqu'à la maturité, les audaces harmoniques et les couleurs plus sombre d'un vieil homme de 79 ans. L'excellent livret, où Lucas Debargue analyse lui-même chaque pièce, permet d'apprécier encore plus l'évolution de cette œuvre.

La deuxième audace de cette intégrale est celle d'avoir choisi un piano d'exception, l'Opus 102 de Stephen Paulello. Cet étonnant piano de concert avec cent deux touches, au lieu des quatre-vingt huit conventionnelles, offre évidemment une palette harmonique hors normes. Les basses sont profondes, les aigus peut-être un peu métalliques dans certains forte, mais les couleurs de ce piano conviennent naturellement à cette musique en « clair-obscur » comme la définit Jean-Michel Nectoux.

Enfin, la troisième et principale qualité de cette intégrale est bien entendu l'interprétation, pensée, mûrie (l'enregistrement s'est étalé sur près de deux ans), lumineuse, de Lucas Debargue. La musique de Gabriel Fauré, contrairement à celle de son contemporain Claude Debussy, ne se veut pas « littéraire » ou descriptive. Il s'agit d'une musique « pure », sans autre intention poétique que ses sobres intitulés de Ballade, Nocturne, Impromptu, Valse caprice ou Barcarolle, réminiscences et hommages à Chopin et autres romantiques.

Mais dans ces intitulés on sent aussi le sens du mouvement, de la danse, de la pensée fugitive, le doux balancement qui imprègne toute l'œuvre de Gabriel Fauré. Lucas Debargue apporte toute la fluidité, les nuances, la clarté, révélant la musique « par delà » la musique.

C'est ainsi que la redoutable Ballade op.19 est ici enlevée en 12 minutes (pour 15 à 16 minutes dans bien d'autres interprétations), sans que jamais Lucas Debargue ne perde le fil des voix.

À partir de la « deuxième période » de Gabriel Fauré, c'est-à-dire à partir de la maturité des 40 ans, l'œuvre devient plus sombre, plus angoissée, le majeur laisse plus souvent sa place au mineur, comme le révèlent les merveilleux Nocturnes.

La « troisième période », la moins jouée en concert, celle où Fauré a franchi la soixantaine, mais également le XXe siècle, est sans doute la plus fascinante. Lucas Debargue la décrit parfaitement dans son livret : « Le génie du compositeur s'y manifeste dans toute sa diversité, tirant parti d'un immense spectre émotionnel qui va du recueillement le plus serein à l'angoisse extrême ».

Lucas Debargue nous prend alors par la main, pour nous emmener dans cet univers harmonique beaucoup plus audacieux. Des mystérieux Préludes, aux ultimes Barcarolles et Nocturnes nous voilà plongés dans un sfumato qui nous parle déjà de l'au-delà. Et c'est bouleversant.