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À la Monnaie, la Turandot de Puccini érigée en star hongkongaise déchue

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Bruxelles. La Monnaie. 27-VI-2024. Giacomo Puccini (1858-1924) : Turandot, opéra en trois actes et cinq tableaux sur un livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni, d’après la pièce de Carlo Gozzi et diverses légendes persanes. Avec le final abrégé de Franco Alfano (1875-1954). Mise en scène costumes et décors : Christophe Coppens. Éclairages : Peter van Praet. Dramaturgie : Reinder Pols. Avec : Ewa Vesin : la princesse Turandot ; Ning Liam : l’impératrice Altoum ; Michele Pertusi : Timur ; Stefano La Colla : le prince Calaf ; Venera Gimadieva : Liu ; Leon Košavić : Ping/ un mandarin ; Alexander Marev : Pang/ le prince de Perse ; Valentin Thill : Pong. Chœur et Académie des chœurs de la Monnaie, préparés par Emmanuel Trenque. Orchestre symphonique de la Monnaie, direction : Ouri Bronchti

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La Monnaie poursuit son cycle Puccini, avec en cette année du centenaire de la disparition du compositeur, Turandot, son opéra testamentaire. 

La Monnaie nous a habitués, sous le règne de Peter de Caluwe, à des relectures radicales de nombreux opéras, pour le meilleur ou, sinon pour le pire, du moins pour le (très) discutable. nous avait déjà passablement irrités lors d'un spectacle Bartók, il y a six ans, au fil duquel il réinventait de manière outrancière l'argument du Mandarin Merveilleux au gré de ses propres fantasmes.
Il affiche d'autres ambitions, relayées par la dramaturgie assez délirante de , avec cette transposition de l'action de la Turandot de loin des abords du palais impérial pékinois, en un penthouse high-tech sis à Hong-Kong. Le pouvoir a glissé de la sphère politique à celle de l'argent fou et est réservé à une caste bigarrée festive et multiculturelle, un peu affairiste voire maffieuse, où le paraitre l'emporte sur l'être, par l'adoption d'un dress code et d'us et coutumes occidentalisés façon fiesta permanente et, en coulisse, « grande bouffe » à la Marco Ferreri : cette foule vile et versatile implore tantôt la pitié pour les condamnés à mort, mais se délecte aussi du spectacle vidéo de toute exécution ou, sous un simulacre d'effroi, de la défenestration de Liu.

Faut-il qu'Altoum devienne impératrice omnipotente et mère de Turandot – avec un rôle dès lors, confié non à un ténor, mais à la mezzo chinoise , habituée du lieu, mais à la voix ce soir passablement fatiguée pour ses parcimonieuses interventions ? Coppens dit imaginer une société vénale et arriviste, celle des ultrariches de la cité chinoise, sous l'emprise exclusive du matriarcat. Soit ! Mais le sentiment de revanche cruelle et misandre de l'héroïne principale, dans le souvenir de l'agression sexuelle et meurtrière perpétrée à l'encontre de son aïeule Lo-u-Ling, prend ainsi des détours alambiqués et un tout autre relief tragique, assez éloigné de l'ambigüité cruelle du conte oriental d'origine tel qu'adapté pour la comedia dell'arte par Gozzi, puis par les librettistes de Puccini.

Au-delà des vertus coloristes et visuelles du décor et des costumes, anime avec beaucoup de difficulté cette masse chorale omniprésente et peine à y mettre en valeur efficacement les principaux protagonistes : Liu, Calaf ou Turandot chantent leurs principaux airs sur des promontoires amovibles, sortis du sous-sol tel des lapins d'un chapeau ; et la scène des énigmes au climax de l'acte II est d'un hiératisme confinant au statisme.

Par contre, bien plus d'attention et de mobilité sont portées aux rôles secondaires des ministres Ping Pang et Pong, vêtus de leur frac, et dans l'optique de Coppens, plutôt que ministres, simples domestiques mutés en quasi proxénètes à l'acte III, lorsqu'ils proposent l'une ou l'autre jeune fille à Calaf pour le détourner de sa promise : les trois rôles sont confiés au trio admirable musicalement et scéniquement hilarant, des excellents , , et , tous très en verve et aux voix admirablement conjuguées.


Mais c'est au final du dernier acte que cette réinterprétation devient contestable et quasi incompréhensible. Là où Puccini ne put achever, rongé par son cancer du larynx, un duo d'amour tristanesque, là où d'après les esquisses, Franco Alfano a réalisé un probe travail dans un registre rutilant et passionnel, Coppens réinvente une improbable épilogue en écourtant sensiblement la partition – surtout eu égard à la version intégrale aujourd'hui réhabilitée sans les coupures de Toscanini. Dans le vaste appartement déserté, une fois la fête terminée, on nous montre une sculpture murale moderne figurant sans ambigüité un gigantesque sexe féminin, et on voit en sortir maculé de sang un figurant nu et agonisant, sans doute le prince perse sacrifié aperçu au premier acte et promis alors au supplice à l'orée d'une  chambre orgiaque dantesque… Turandot allume l'écran géant d'une improbable télévision, Calaf dialogue avec elle, mais sa voix irréelle est amplifiée depuis les coulisses, alors que des enquêteurs et les services de police scientifique débarquent pour les constatations d'usage sur la scène de crime et arrêtent la princesse meurtrière, laissant lors du chœur final, la seule jouissance d'un irrépressible pouvoir à l'impératrice Altoum. Cette relecture iconoclaste prétend apporter une solution nouvelle au final original jugé « problématique » par certains. Mais à notre sens, cette conclusion inattendue, inepte et hors sujet ruine absolument le propos scénographique, jusque là relativement plausible, de l'entière production.

Heureusement, ce spectacle total à la mise en scène pour le moins déconcertante est sauvée par une distribution vocale et une réalisation musicale de premier ordre. La soprano polonaise , d'un port quasi wagnérien en sibylline Turandot a exactement les moyens vocaux du rôle à défaut d'un timbre d'une grande séduction ; elle impose une approche assez monolithique, venimeuse et froide du personnage, notamment au fil de sa première intervention « In questa reggia » à l'acte II, en accord avec la vision, mixant la meurtrière frigide qu'elle est et la pauvre petite fille riche qu'en a fait le metteur en scène.

Le Calaf du ténor , déjà entendu in loco dans la Gioconda de Ponchielli par Olivier Py, est sculptural, musclé, quasi idéal de timbre (mordoré et tranchant) mais assez univoque de par l'ivresse enjôleuse de sa puissance (notamment au cours du grand duo des énigmes du deuxième acte) ; il lui manque peut-être ce sourire stylé, ironique et latin au fil de son Nessun dorma, et des demi-teintes plus intimes au gré de ses échanges complices avec Liu.

Nous réservons notre coup de cœur à la soprano russe , pour sa très émouvante prise de rôle en Liu. Avec ce discret mais éloquent vibrato, son timbre vif-argent, et ce sens de la ligne de chant très soutenue, elle nimbe son personnage d'une transcendante humanité, notamment dans son face à face avec Turandot, où elle révèle farouchement, juste avant son suicide, à l'impavide princesse, le secret du véritable amour. Mention spéciale aussi pour le Timur à la voix noble et lustrale, d'une sagesse philosophale et presque fataliste de , habitué de la maison bruxelloise depuis des lustres.
Il convient aussi de relever les  qualités de ce protagoniste essentiel au drame, le chœur, superbement préparé par Emmanuel Trenque, très sollicité tout au long de l'imposante partition, musicalement irréprochable et très malléable dans toute les sphères expressives de ce singulier opéra.

Le grand Kasushi Ono devait diriger tout ou partie de cette production : Turandot lui tient à cœur, comme en témoignent ses propos enthousiastes, retranscrits dans le programme. Mais il a dû se retirer du projet pour raison de santé avant même la première. De sorte que c'est son assistant , attaché depuis dix ans à la Monnaie comme second d'Alain Altinoglu, qui a repris la direction musicale pour l'intégralité des représentations. Déjà fêté sur place notamment voici deux ans, pour les représentations du Trittico du même Puccini, le chef franco-suisse dirige la partition rutilante à bras le corps, avec un savoureux mélange de lyrisme passionné et d'indomptable férocité rythmique. Il en souligne à l'envi la modernité flamboyante : il rend justice à une orchestration géniale et innovante par ses incises percussives, et souligne toute l'âpreté récurrente de son langage souvent dissonant et kaléidoscopique, mêlant avec malice références modernistes (on songe souvent sous cette baguette enfiévrée au Rossignol de Stravinsky possible source d'inspiration puccinienne), œillades véristes ou citations d'authentiques mélodies chinoises. Un très concerné, nuancé et discipliné lui offre une réplique aussi cinglante que puissamment lyrique. Musicalement, le compte y est !

Crédits photographiques : / - / © la Monnaie-Matthias Baus 

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