Le Lac des cygnes à Bastille : des premiers danseurs à l’étoffe d’Étoiles
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Paris. Opéra Bastille. 24-VI-2024. Ballet de l’Opéra national de Paris : Le Lac des Cygnes. Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893). Chorégraphie et mise en scène : Rudolf Noureev, d’après Marius Petipa et Lev Ivanov. Décors : Ezio Frigerio ; Costumes : Franca Squarciapino. Lumières : Vinicio Cheli. Avec : Héloïse Bourdon, Odette/Odile, Jérémy-Lou Quer, Siegfried ; Thomas Docquir, Wolfgang/Rothbart ; Marine Ganio, Aubane Philbert, Arthus Raveau, Pas de Trois ; et le Corps de Ballet de l’Opéra national de Paris. Orchestre de l’Opéra national de Paris, direction : Vello Pähn
Le Ballet de l'Opéra de Paris qui a débuté une longue série du Lac des Cygnes à Bastille est en grande forme, emmené lors de l'une des premières représentations par deux premiers danseurs qui mériteraient de ne pas le rester : Héloïse Bourdon et Jérémy-Loup Quer.
Lors des longues séries de représentations d'un même programme, il y a des soirs à la peine, des soirs « sans » et des soirs où la grâce est là. Incontestablement, cette distribution de Premiers danseurs de l'Opéra de Paris, avec Héloïse Bourdon et Jérémy-Loup Quer, dans les rôles principaux observés par Thomas Docquir en redoutable Rothbart, aura été de ces soirées que l'on n'oublie pas, même en ayant beaucoup de « Lac » à son compteur.
Cette version signée Rudolf Noureev fête en effet ses 40 ans cette année. Elle n'a indubitablement pas pris une ride. Extrêmement claire, sobre autant qu'élégante, offrant une lecture subtile où le jeune Prince Siegfried n'a pas vraiment d'attirance pour les jeunes femmes que lui suggère sa Reine de mère, mais pourrait bien être ému par les jeunes garçons que lui montre Rothbart. Quoi de moins surprenant alors que, perdu dans ses questionnements existentiels, il fasse diversion, et tombe amoureux d'un cygne, animal inatteignable par nature, asexué et purificateur dans sa version blanche, mais aussi maléfique dans ses habits noirs, effets miroir d'une sexualité interrogée. Mi-animal, mi-femme, forme hybride à l'étrangeté fascinante, le Cygne est un objet-sujet irréel et pourtant bien là.
C'est exactement ce qu‘arrive à incarner Héloïse Bourdon, cygne double d'une grande subtilité et d'une grande richesse de tonalités. Elle entre en scène au deuxième acte, aussi éthérée que vivante, figure iconique d'entrée de jeu, n'hésitant pas à braver un peu l'interdit du jeu de bras ondulant que Noureev, à tort, ne souhaitait pas voir particulièrement développé dans sa version. Qu'à cela ne tienne, puisqu'elle sait le faire à merveille, pourquoi se l'interdire ? Car là est aussi ce qui émeut le public, instruit ou non de cette façon magnifique qu'ont les danseuses russes de jouer de leurs bras d'oiseau, qui tentent l'envol autant qu'ils incarnent le clapotis de l'eau du lac.
Héloïse Bourdon entre en scène, et voilà déjà qu'elle ensorcelle le public, avec finesse et sans esbroufe. Elle contrecarre immédiatement cet effet d'admiration en s'effrayant soudainement à la vue du prince Siegfried. Jéremy-Loup Quer et Héloïse Bourdon sont partenaires sur scène comme dans la vie. C'est d'autant plus admirable que de savoir jouer, l'un comme l'autre, la rencontre inopinée, l'effroi, la fascination, la tristesse, l'hallucination, et le désespoir… Jéremy-Loup Quer, parfois instable, a du se récupérer dans plusieurs promenades et tours de la grande variation du premier acte, mais cela n'est rien, tant il sait donner une émotion si subtile à son personnage. Au premier acte, il ne voit aucune des jeunes femmes qui dansent devant lui, comme s'il souffrait d'une myopie protectrice. Il n'a alors aucune épaisseur, semble liquide, et fuyant, déjà prêt à une rencontre aquatique, ce qui explique bien ce prologue où le Prince qui dormait assis sur son trône, semble démarrer un long rêve-cauchemar de somnambule, forcément mal éveillé. Lorsqu'au deuxième acte, il jure de sauver le cygne blanc Odette de son maléfice, son visage s'éclaire avec une joie partageuse. Lorsqu'il s'engage auprès d'Odile le cygne noir, au 3ème acte, il lui présente une main soudain très ferme, assurée, et fatale. Vivre à ce point, avec lui, les tourments de son personnage excuse bien ses quelques faiblesses techniques, tant on a pu voir de grands techniciens se révéler très insipides.
Quant à Héloïse Bourdon, elle est, de son entrée en scène à sa plongée finale dans le lac, magnifiquement irréelle. Et cela ne tient pas qu'à ces bras de cygnes. Tout chez elle, est parfaitement étudié, sans que jamais, cela ne respire l'ennui. Sa pantomime expliquant son sortilège est très claire, ses peurs sont explicites, tandis qu'elle ne sur-joue jamais son cygne noir, s'interdisant ce sourire carnassier d'Odile tellement cliché, comme pour conserver jusqu'au bout le mystère et l'irréalité de la situation, qui fondent justement le trouble du Prince. Son travail de dos, de cou, de bas de jambes s'avère hypnotique et ce n'est que justice et logique lorsque les adages de son cygne blanc avec le Prince suscitent, à leur fin, une ovation d'un public ensorcelé, qui ne s'y est pas trompé.
On comprend alors pourquoi le reste est à l'avenant. Lorsque les solistes mènent le bal, les autres suivent. Thomas Docquir, somptueux Rothbart, a trouvé sa place dans ce couple parfait, cherchant à le déstabiliser, à emmener le Prince sur une autre piste, celle d'un homoérotisme sans espoir. Sa grande variation du troisième acte, redoutable, avait une intéressante connotation folklorique, rappelant l'intérêt de Noureev pour le sujet.
Le corps de ballet suit, du début à la fin, avec une grande valse d'ouverture aussi balanchinienne que slave, une Polonaise masculine où les garçons peuvent montrer leur savoir-faire, tandis que les cygnes s'adonnent à leur travail, sans doute un peu mécanique parfois. Il est vrai que les danseuses ne sont pas aidées par ces lumières de néons de cuisine, qu'il serait temps de réinventer, tant on sait que Noureev faisait toujours ses lumières à la dernière minute, et donc sans qu'elles ne soient travaillées avec finesse.
Et si le pas de trois du premier acte ne s'avère pas fascinant, les danses de caractère magnifiquement réinterprétées par Noureev au troisième acte (czardas, danse espagnole, napolitaine, mazurka) donnent vraiment à voir le meilleur de la compagnie. L'aura de la soirée se diffuse dans l'interprétation de l'orchestre de l'Opéra, dirigé avec tendresse et finesse par Vello Pähn, grand praticien de la musique de ballet.
Aux saluts, Héloïse Bourdon (artiste adorée d'un public connaisseur, et injustement restée première danseuse) et Jérémy-Loup Quer, restés fort modestes, soulèvent le public, qui se lève comme un seul homme pour leur faire une ovation. Cela est rare, lorsqu'il ne s'agit pas de danseurs étoiles médiatiques. Ce soir-là, tous deux méritaient d'être nommés Étoiles. Il leur reste un prochain spectacle…
Crédits photographiques : © Ann Ray / Opéra national de Paris ; © Julien Benhamou / Opéra national de Paris
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Paris. Opéra Bastille. 24-VI-2024. Ballet de l’Opéra national de Paris : Le Lac des Cygnes. Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893). Chorégraphie et mise en scène : Rudolf Noureev, d’après Marius Petipa et Lev Ivanov. Décors : Ezio Frigerio ; Costumes : Franca Squarciapino. Lumières : Vinicio Cheli. Avec : Héloïse Bourdon, Odette/Odile, Jérémy-Lou Quer, Siegfried ; Thomas Docquir, Wolfgang/Rothbart ; Marine Ganio, Aubane Philbert, Arthus Raveau, Pas de Trois ; et le Corps de Ballet de l’Opéra national de Paris. Orchestre de l’Opéra national de Paris, direction : Vello Pähn
Tout à fait d’accord. C’était le meilleur lac de la saison