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Fritz Brun, le symphoniste suisse à mi-chemin entre Bruckner et Mahler

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Une mise en lumière des œuvres orchestrales du compositeur suisse méconnu (1878 -1959), auteur notamment de dix symphonies.

La haute-vallée de l'Entlebuch vers le sud  (dom. public)

Dans un pays aussi fragmenté que la Suisse le visiteur se sera vite rendu compte des particularités propres aux nombreuses vallées délimitées. La vallée préalpine entre Lucerne et Berne nommée « Entlebuch » est réputée pour la musicalité de ses habitants : orchestres et chorales partout, ensembles folkloriques et fanfares, saisons d'opérette ou de musicals … et nombreux sont ses musiciens professionnels dispersés partout en Suisse. Tel le compositeur dont le père avait quitté sa vallée pour un poste d'instituteur à Lucerne.

Son fils Fritz, né en 1878, y passe ses années d'enfance et du lycée, en suivant des leçons de piano et de théorie au conservatoire de la ville. Une bourse lui permet à 19 ans de poursuivre ses études à Cologne : de la composition à la direction d'orchestre, tout en perfectionnant son piano.

Sa première œuvre de Cologne : le Quatuor à cordes n° 1 de 1900, un discours romantique proche du post-schubertien , mais aux accents des œuvres de jeunesse de Richard Strauss, un quatuor élaboré avec beaucoup d'application sous la férule de son maître Franz Wüllner, une musique pénétrée d'ailleurs de nostalgie dans cette ville industrielle loin des Alpes. En 1901, Brun assume sa première fonction professionnelle auprès du prince Georges de la Prusse et sa 1ère symphonie de Berlin reçoit la grâce du maître F. Busoni et sera créée en 1902. Puis Brun vient s'établir à Berne en 1903, la place forte de ses activités comme professeur, chef de l'orchestre symphonique, chef de plusieurs chœurs et comme vice-président de l'Association suisse des Musiciens. Après une carrière chargée de tournées et enrichie d'amitiés (Volkmar Andreae, Othmar Schoeck, Joseph Lauber, Hermann Hesse…), marié avec Hanna Rosenmund en 1912 et père de trois enfants, Brun va se retirer de ses multiples fonctions de Berne pour aller se consacrer à la composition dans sa résidence tessinoise, la villa Indipendenza à Morcote.

Morcote sur les rives du Lac de Lugano (© Ansgar Walk)

Si les dix symphonies de sont restées dans les archives après avoir été créés lors de son vivant (soit avec Volkmar Andreae et la Tonhalle de Zurich, avec Hermann Scherchen, Carl Schuricht ou Paul Sacher, soit avec le compositeur à la baguette), elles viennent d'être enregistrées grâce au chef d'orchestre (soutenu financièrement par les héritiers de Fritz Brun) et les orchestres de Bratislava et de Moscou.

Comment son œuvre symphonique se positionne-t-elle dans l'univers post-romantique inondé d'amples sonorités d'un Wagner, d'un Bruckner, d'un Richard Strauss ?

Si le n°1 semble fortement tributaire du maître de Linz, la Symphonie n° 2 de 1911 (dédiée à son ami Othmar Schoeck) a franchi le seuil de l'émancipation. Dans l'Adagio sostenuto, auquel le compositeur ajoute en exergue le poème de Hermann Hesse sur un jardin idyllique, nous voyons un enchaînement d'accords en majeur transités par leur diminution à la Schumann et en plus des cantilènes limpides dans les bois emportés délicatement par le mouvement ondulatoire des croches dans les cordes. Dans la finale Non troppo vivace Brun place – pour donner une note ludique – une danse de type folklorique à 4 temps dans les bois et relayés par les cordes. Ce mouvement conçu comme portrait malicieux du donjuanisme de Schoeck ne manque toutefois pas de phases dramatiques ou les lignes mélodiques sont ponctuées par des coups d'accords assénés en syncopes. La « swissness » de cette symphonie ? Comme son ami Joseph Lauber, Brun introduit fréquemment le cor avec ses solos alpins (Brahms n° 1 oblige !). Dans une lettre de 1939 Brun souligne qu'il exprime ici « les joies de la jeunesse, l'amour de la nature et des beautés de la patrie. » Cette deuxième symphonie reste dans l'ensemble toutefois hétéroclite malgré la qualité de ses fragments. Brun se montre néanmoins épaté lors de l'exécution avec Schoeck en 1923, en déclarant qu'il n'a plus reconnu son œuvre et que son ami en a fait une merveille (du vivant de Brun la Symphonie n° 2 va être programmée environ 20 fois en Suisse).

Quant à la Symphonie n° 3 de 1919 Brun affirme qu'elle est le reflet de l'impression élémentaire des randonnées en haute montagne, inspirée en plus de la peinture alpine de Ferdinand Hodler, ce qui se manifeste dans le premier mouvement par l'irruption violente, parfois frisant la dissonance, d'accords syncopés dans une succession dramatique. Et si on allait fouiller directement dans le patrimoine folklorique, comme Menselssohn à l'époque ? Fritz Brun, un fervent admirateur de la Suisse italienne lui rend hommage dans le mouvement lent (Tranqillo) qui cède la scène à la chanson tessinoise de l'Épiphanie « Noi siamo i tre re » :
Brun introduit le texte de la chanson au-dessus des 4 cors qui entonnent la mélodie à tue-tête, accompagnés de sonorités feutrées venant des cordes graves et des bois. Suivront 6 variations où le dialogue entre les registres est souvent patronné par le chant du cor au loin (var. 2) ou alors condensé dans des sonorités largement étendues qui maintiennent la tension le long de leur parcours (var. 5). Un solo des violoncelles préfigure dans la sixième variation une musique enchanteresse où le chant hymnique dans les bois est soutenu par des mouvements ondoyants au pianissimo dans les cordes. La symphonie s'achève par des retours au premier mouvement et la reprise des thèmes montagnards dans une évolution contrapuntique, pour aboutir à une condensation triomphale du matériel mélodique, la sérénité de l'homme en harmonie avec les forces de la nature.

Le mi-majeur de la Symphonie n° 4 de 1925 est le panorama resplendissant d'un paysage pastoral. Brun avoue qu'il se sent toujours harcelé par Bruckner, tout en affirmant d'avoir repris finalement les commandes. Une fois de plus on voit surgir à l'horizon le cor avec son motif du randonneur, soutenu par un tapis ouaté dans les cordes. Si le début du troisième mouvement ouvre un brèche vers des sonorités dissonantes (Brun y ajoute « furioso ») pour marquer le côté dramatique de ce passage de transition, la symphonie retrouve un ton lyrique et s'achève sur un sound aux multiples couleurs prenant un air ampoulé, timbales comprises.

La Symphonie n° 5 et les suivantes jusqu'à la n°10, se succèdent entre 1929 et 1953 à un rythme impressionnant. Le compositeur, escorté par les échos brucknéro-mahlériens, avance dans ses recherches pour aboutir à son propre style, tout en restant fidèle au (post)romantisme, mises à part quelques escapades de dissonances stridentes ou de rythmes bousculés. Nous y découvrons par ailleurs certaines particularités, des surprises que nous réserve notre musicien autrement traditionnel, comme par exemple le contraste dans la Cinquième entre un galop sauvage du Scherzo et la mélodie élégiaque du troisième mouvement suivie d'une marche funèbre, une musique sur l'agonie et la mort de son ami et compositeur Hermann Suter dont Brun a dirigé peu avant « Le Laudi di San Francesco » au Trocadero de Paris. – Dans la Sixième de 1933 Brun se permet une digression vers le néo-baroque (voir Stravinsky !) : La Chaconne de la Finale (Tema con variazioni) poursuit un parcours de 32 variations aux mesures toujours changeantes, voire inhabituelles (5/4, 5/8, 7/8) et aux sonorités de plus en plus dissonantes, en somme un tableau multicolore qui ne manque pas d'irriter les habitués de ses œuvres précédentes. Pendant la guerre Brun revient une fois de plus au folklore : L'Andante de la Huitième de 1942 introduit la chanson bernoise « Schönster Abestärn » (la belle étoile du soir), où un jeune amoureux adresse son vœu languissant à Vénus. Brun en développe une fresque lyrique aux multiples facettes en do-dièse-mineur dont les critiques ont reproché à juste titre l'extrême longueur.

En 1953 Fritz Brun signe sa Symphonie n° 10, une œuvre qui répand une atmosphère printanière. Après ses moments de déprime le compositeur s'offre une détente dans son jardin tessinois d'où le regard embrasse les contours du Lac de Lugano et les montagnes au loin. Si les mouvements rapides transportent l'allégresse et un élan juvénile, l'Adagio évoque une introspection où le chant ouaté des cordes signalent un sentiment de nostalgie, une méditation aux nombreuses variations qui rappellent les Métamorphoses de Richard Strauss de 1945.

Fritz Brun dans son domicile de Morcote (dom. public)

Brun a toutes les raisons d'être satisfait de sa répercussion : les dix symphonies ont toutes été créées de son vivant, certaines même reprises par différents orchestres. De plus Brun montre un penchant pour la poésie ou des textes sacrés, d'où son poème symphonique Du Livre de Job de 1906 et ses nombreuses œuvres vocales.

Quant au pianiste Fritz Brun, les sources évoquent son rôle dans les concerts de chambre où l'on joue du Schubert et du Brahms, son jeu de soliste dans les concertos de Mozart, Schumann et Brahms. Son propre Concerto pour piano en la-majeur de 1946 a vu trois exécutions avec le pianiste Josef Hirt (à Zurich, Bâle et Lucerne) et les critiques l'ont beaucoup apprécié. Dans son commentaire Brun souligne l'aspect symphonique de son concerto (voir le n° 1 de Brahms) où le soliste – au lieu de briller par des acrobaties – s'intègre dans l'ensemble de l'orchestre. Dans son Concerto pour violoncelle de 1947 il s'appuie fortement sur le Double Concerto de Brahms où le violoncelliste fait son entrée avec beaucoup de vigueur sur la corde du do. Tel le soliste de Brun, et le compositeur de déclarer que, contrairement aux autres concertos pour violoncelle où le soliste est envoyé dans les aigus pour aller s'ébattre dans les hauteurs de la touche, il privilégie la sonorité grave, masculine de l'instrument. La pièce sera créée à Berne en 1948 par Richard Sturzenegger. Voici la cellule initiale des premières notes vigoureuses du soliste, chez Brahms (1) et chez Brun (2):

Fritz Brun est mort le 29 novembre 1959, à l'âge de 81 ans. Ces cendres sont inhumées à Grindelwald, au pied des trois géants de l'Oberland bernois qu'il a si souvent admirés lors de ses randonnées alpines.

Sources

Documents de la « Fritz-Brun-Gesellschaft »
Articles de presse en Suisse
Livret du coffret des 11 CD par , « Fritz Brun – Complete orchestral works », 2019, Brilliant Classics

Discographie

– Quatuor n°1 : Manuel Quartet (+ Sonate pour violon et piano) CD Early Chamber Music (Prospero)
– Dix Symphonies : et les orchestres symphoniques de Moscou et de Bratislava (Complete Orchestral Works) CD Brillant Classics

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