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Lyon. Opéra. 18-VI-2024. Leoš Janáček (1854-1928) : L’Affaire Makropoulos, opéra sur un livret du compositeur d’après la pièce de Karel Čapek. Mise en scène : Richard Brunel. Décors et costumes : Bruno de Lavenère. Lumières : Laurent Castaingt. Avec : Aušrinė Stundytė, soprano (Emilia Marty) ; Denys Pivnitskyi, ténor (Albert Gregor) ; Paul Curievici, ténor (Vítek) ; Thandiswa Mpongwana, mezzo-soprano (Krista) ; Tómas Tómasson, baryton-basse (Jaroslav Prus) ; Robert Lewis, ténor (Janek Prus) ; Károly Szemerédy, baryton-basse (Maître Kolenatý) ; Marcel Beekman, ténor (Hauk-Šendorf) ; Paolo Stupenengo, baryton-basse (le Médecin). Chœur (chef de chœur : Benedict Kearns) et Orchestre de l’Opéra national de Lyon, direction : Alexander Joel
Pour clore la très riche saison lyonnaise 2023/2024, Richard Brunel transforme le thriller existentiel de Janáček en drame de la transmission.
Leoš Janáček a écrit son avant-dernier opéra pour huit hommes et quatre femmes. Richard Brunel a écrit sa mise en scène pour huit hommes et deux femmes. Afin de recentrer sa dramaturgie autour de deux destins de cantatrices, il a confié les interventions dévolues à la Femme de chambre et à la Femme de ménage au personnage traditionnellement secondaire de Krista, laquelle prend ici un relief accru. Krista est une chanteuse débutante, fascinée par Emilia, star immortelle au figuré comme au propre, qu'un élixir (la Formule Makropoulos), maintient en vie depuis 337 ans sous des identités différentes : Emilia Marty, Eugenia Montez, Elsa Müller, Ekaterina Myshkin, Ellian Mac Gregor, Elina Makropoulos.
Le spectacle montre comment la Marty, intéressée au plus haut point par un procès opposant depuis un siècle les héritiers Gregor et Prus, n'est de fait animée que par un but inavoué : retrouver la formule égarée, qui retarderait l'extinction prochaine de sa voix en prolongeant pour trois cents nouvelles années un destin jusque là en tous points extraordinaire mais non sans dégâts collatéraux, la chanteuse adulée de tous les hommes qui croisent son chemin comme de ses fans étant devenue au fil des siècles un monstre de froideur. Mensonge, inceste, suicide sont au menu de sa vie actuelle. Emilia Marty arrivera à ses fins (elle retrouvera la formule) mais la fin ne sera pas celle qu'elle avait imaginée : la Marty, prenant conscience de son inhumanité en même temps que de la nécessaire finitude de son humanité, s'humanisera enfin. Peut-être en accord avec Jean-Jacques Rousseau qui, bien avant Leoš Janáček en 1926, avait déjà répondu à la question: « Si l'on nous offrait l'immortalité sur la Terre, qui voudrait accepter ce triste présent ? »
En abattant d'abord le quatrième mur, Richard Brunel capte immédiatement l'attention de son spectateur : les applaudissements qui saluent l'entrée du chef en fosse accueillent aussi la Diva qui s'apprête à un récital qu'elle ne donnera pas, la première note du Prélude la faisant s'écrouler devant son pianiste et sa tourneuse de pages, la jeune Krista. Le décor classieux de Bruno de Lavenère (un intérieur cossu qui pourra faire fonction d'étude notariale, de théâtre, de château hanté avec ses deux étages et son mobilier mobile) se met alors en mouvement au gré de la narration. Pédagogue avant tout (d'abord désopacifier la tortueuse généalogie notariée de l'Acte I), la mise en scène navigue entre le prosaïsme d'un tableau d'école primaire, d'une maquette, et le surgissement onirique de fumigènes ondoyant derrière des portes aux apparitions. Surligné de néons un peu sous-employés (celui du ras du sol aurait fait merveille au moment de la passation de pouvoir finale, pas immédiatement déchiffrable), l'ensemble affiche élégance et mystère jusqu'à l'irruption bienvenue d'une Nature faisant voler en éclats ce cadre confiné. C'est devant un panorama sylvestre que la Marty peut procéder à la consumation de la formule Makropoulos dans un piano en feu. Une diva va s'éteindre. Une autre va naître. La Tosca imaginée par Christophe Honoré à Aix-en-Provence puis à Lyon ne racontait pas autre chose : le baume de la transmission apposé sur la douleur de la disparition.
Dans L'Affaire Makropoulos, comme dans tous les opéras de Janáček, chanteurs et orchestre, logorrhéiques, font jeu égal. Avant une conclusion qui ouvre enfin grand les vannes de l'émotion, L'Affaire Makropoulos, rivé aux manipulations de cette énigmatique E.M., n'aura été que conversation en musique attachée à briser dans l'œuf toute velléité de lyrisme. Alexander Joel suit ce précepte spartiate. Cuivres acides, discours comme haché, il faut s'habituer à cette marche orchestrale rivée aux pas rugueux de l'héroïne.
Aušrinė Stundytė n'étonne pas moins, Emilia Marty agitée, aux aigus cassants. Le malaise se dissipant à la scène finale, on se dit qu'après tout, la soprano lituanienne, en s'étant interdit jusque là tout velours à la Söderström, s'accorde assez bien avec le tempérament d'une héroïne que le compositeur lui-même jugeait « glaciale ». À son côté la Krista de Thandiswa Mpongwana n'en apparaît que forcément humaine. Si l'on absout les aigus ardents, par trop dardés vers la justesse, de Denys Pivnitskyi en Gregor, les hommes sont tous remarquables : Tómas Tómasson, Prus altier et ténébreux, Paul Curievici, Vítek élégant, Károly Szemerédy, Kolenatý idéalement volubile, Marcel Beekman, épatant Comte de Hauk-Šendorf, et Robert Lewis, Janek vraiment déchirant.
Trois actes mais 90 minutes suffisent à Janáček pour métamorphoser son héroïne, et faire de L'Affaire Makropoulos une ode à l'humanité mortelle : l'Opéra de Lyon a eu la bonne idée de donner sans entracte cet opéra philosophique à suspense où, de son livret (le compositeur lui-même a réussi l'impossible synthèse de la pièce de Karel Čapek) à son envoûtant génie orchestral, tout fascine. Pour en faire le tour, un jour ne suffit pas. Une vie peut-être pas non plus. 337 années peut-être…
Crédits photographiques : © Jean-Louis Fernandez
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