ManiFeste met l’Italie à l’honneur dans « Visions »
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Paris. Centre Pompidou, Grande Salle. 13-VI-2024, 20h. « Visions ». Fausto Romitelli (1963-2004) : Amok Koma (2001) ; Pasquale Corrado (né en 1979) : Eterno Vuoto (2024) ; Eva Reiter (née en 1976) : Konter (2009) ; Matteo Franceschini (né en 1979) : Visions (2024). Ljuba Bergamelli, soprano ; Laura Muller, mezzo-soprano ; Matteo Cesari, flûte. Ensemble Multilatérale ; Léo Warynski, direction. Manuel Poletti, électronique Ircam. Francesco Abbrescia, électronique (pour Eterno Vuoto). Luca Bagnoli, diffusion sonore Ircam.
Avec Fausto Romitelli, Pasquale Corrado, Eva Reiter et Matteo Franceschini, quatre œuvres variées dessinent un concert animé par l'Ensemble Multilatérale, où s'invitent également la littérature et la peinture portées par la voix : « Visions », pour le plus grand plaisir des oreilles curieuses.
La soirée commence très fort avec Amok Koma (2001) de Fausto Romitelli, dont le titre en forme de palindrome illustre bien l'idée force de la pièce – « la répétition/dégradation du matériau » – et sa violence inhérente, celle d'un processus irréversible. Les neuf instruments – flûte, clarinette, clarinette basse, percussions, piano, clavier électronique, violon, alto, violoncelle – plus l'électronique projetée dans toute la salle se lancent immédiatement dans une course, comme s'il y avait urgence. Le moteur constant de cet empressement est une boucle rythmique quasi suffocante martelée par la grosse caisse et des cymbales Charleston (bravo à Hélène Colombotti, très attentive et exacte Shiva de la percussion). Mais ce maelström irrésistible de 12 minutes, pensé en un seul mouvement, se combine superbement avec une certaine délicatesse d'écriture qui fait entendre tous les instruments. La « dégradation du matériau » reste de la musique !
L'auditoire a la chance ce soir d'entendre un présentateur, Léo Warynski dans le cas présent, jamais avare de commentaires, qui présente le morceau qu'il vient de diriger et invite sur scène le compositeur suivant : Pasquale Corrado, dont on va écouter, en création française, Eterno Vuoto pour deux voix féminines, ensemble et électronique (2024). Ce dernier précise que son « Vide éternel » est inspiré de la nouvelle de Borges La Bibliothèque de Babel et qu'il emprunte pour ses quatre scènes, dans l'ordre : à la Métaphysique d'Aristote, au mythe de la caverne dans la République de Platon, à l'« Épître aux Romains de saint Paul » et aux Pensées pour moi-même de Marc Aurèle. Il faut donc comprendre que, pour combler ce manque initial, ce néant infini, l'homme a recours à la réflexion philosophique. La poursuite de la vérité par la raison est nécessairement cahoteuse, d'où un flottement dans la première scène entre les deux voix (sur la gauche du podium : la soprano Ljuba Bergamelli ; sur la droite : la mezzo-soprano Laura Muller), séparées et absentes l'une à l'autre dans un premier temps, puis se rapprochant pour tenter de reconstruire un discours. Les textes chantés, tous en italien, ne sont pas intelligibles, sinon quelques mots par-ci par-là (on pense un peu au traitement des voix par Salvatore Sciarrino, travaillant sur la relation corps-souffle et l'évanescence d'un chant disloqué) ; de même, les instruments dessinent les contours fantomatiques d'une perception floue de la réalité.
Le corps est très présent dans Konter (2009) d'Eva Reiter, avec la mise en présence d'une flûte contrebasse et de l'interprète Matteo Cesari, lequel réalise là une belle performance. Un troisième adversaire (le titre de l'œuvre, selon la compositrice, fait référence à une « scène de combat ») est l'électronique, qui répond aux coups portés à la flûte (battements de clapets, tongue-ram, cris dans l'embouchure…). L'idée d'Eva Reiter, nourrie entre autres par la pratique de l'improvisation, est de traduire en musique la poétique underground de Rolf Dieter Brinkmann : énergie, révolte, libération. D'où une musique très dense qui se joue dans l'instant selon une concaténation de gestes et d'idées.
Le dernier « voyant » de la soirée, Matteo Franceschini explique à Léo Warynski sa passion pour l'œuvre du poète, peintre, dessinateur et graveur William Blake ainsi que l'inspiration que lui ont procurée ses Songs of Innocence et ses Songs of Expérience pour écrire Visions (2024). La pièce doit s'appréhender comme un voyage initiatique opposant ou fusionnant les contraires qui constituent l'ordinaire d'une vie humaine pleinement vécue : amour-haine, raison-imagination, magnétisme-éloignement… Au centre : la voix, celle en l'occurrence de Laura Muller, dont la présence très incarnée et le timbre de mezzo-soprano nous ravissent. Nous plaît également le décentrage d'une perception unique habituelle au profit du mariage bigarré des instruments et de l'électronique transformant la voix.
La lumière revenue et les applaudissements tus, Léo Warynski reprend la parole pour souligner l'importance vitale de la création. Qu'Apollon l'entende !
Crédits photographiques : Ensemble Multilatérale © Marina Bourdais
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Paris. Centre Pompidou, Grande Salle. 13-VI-2024, 20h. « Visions ». Fausto Romitelli (1963-2004) : Amok Koma (2001) ; Pasquale Corrado (né en 1979) : Eterno Vuoto (2024) ; Eva Reiter (née en 1976) : Konter (2009) ; Matteo Franceschini (né en 1979) : Visions (2024). Ljuba Bergamelli, soprano ; Laura Muller, mezzo-soprano ; Matteo Cesari, flûte. Ensemble Multilatérale ; Léo Warynski, direction. Manuel Poletti, électronique Ircam. Francesco Abbrescia, électronique (pour Eterno Vuoto). Luca Bagnoli, diffusion sonore Ircam.