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L’art poétique de Florentine Mulsant au gré de ses six quatuors à cordes

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Florentine Mulsant (née en 1961) : les six quatuors à cordes opus 26, 35, 47, 54, 88 et 99. Quatuors Debussy (n° 2 et 6), Varese (n°3) Una Corda (n°1), Yako (n°5) et Akilone (n°3). 1 double CD AR-RE-SE. Enregistré du 8 au 12 mai 2023 dans la Crypte de Lagorce (Ardèche). Notice de de présentation en français et en anglais. Durée : 94′

 

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Ce double album propose une très belle intégrale des quatuors à cordes écrits à ce jour par Florentine Musant, compositrice fêtée aux Victoires de la Musique 2024 pour sa sonate pour piano à quatre mains, Le Chant du Soleil

Dix-huit ans séparent la rédaction des premier (2002) et sixième (2020) quatuors de Florentine Musant : le cycle demeure en devenir, car est envisagé dans un proche avenir la composition d'un septième quatuor. La compositrice avoue, dans l'interview récemment publiée en nos colonnes, son total respect envers l'histoire du genre et veut imprimer sa marque dans l'ombre de grands prédécesseurs (de Haydn à ), tout en en revendiquant un certain héritage « français » (de Ravel à Dutilleux). Mais doit-elle s'excuser, comme elle le fait presque entre les mots au fil de cet entretien, de ses choix esthétiques certes somme toute « classiques », mais avant tout conformes à son champ expressif et à son authenticité artistique ? Les enjeux se situent pour elle plus dans la culture de la forme fécondée par un imaginaire très personnel, ou par l'efflorescence d'une écriture réenchantée, intensément travaillée dans la conduite des voix, sans nécessairement cultiver la carte de la « provocation » sonore ou langagière, ou la rupture historique face à l'intemporelle modernité du genre. Avouons toutefois, au fil de ses six œuvres, être plus séduit par les mouvements lents souvent intenses et très développés que par les temps rapides souvent plus ramassés et un rien plus contraints dans leur relative brièveté.

Les quatuors à cordes sont ici présentés, sur chacun des deux CD, reprenant ainsi, selon le même enchainement psychologique, trois œuvres bien différenciées, selon un ordre po(i)étique très personnel : à un quatuor plus intensément mélodique (sixième, deuxième) succède un autre davantage basé sur l'expressivité (troisième, cinquième) pour terminer chaque disque par une œuvre plus dynamique (respectivement le bref et lapidaire premier et le quatrième). Libre à chaque auditeur, par la facilité du plageage que permet le CD, de reconstituer, comme nous l'avons fait, au gré des écoutes successives, le puzzle du parcours chronologique des divers opus, assez clairement divisé en trois phases créatrices (2002-2007 pour les deux premiers quatuors , 2013-2014 pour le couple médian, et 2019-2020 pour les deux dernières œuvres composées à ce jour).

Le Quatuor n° 6 op.99, ouvre donc les débats, c'est sans doute l'un des plus séduisants de le série : conçu comme un hommage à , avec son exorde confié au seul alto (tel le propre sixième du maître hongrois), il retrouve une certaine fluidité plastique et immédiateté mélodique : admirablement défendu par le , il nous apparaît toutefois davantage convaincant en ses mouvements lents impairs, d'une idéale conduite des voix en leur modalité obsessionnelle, en leur efflorescence harmonique ou en leur profilage thématique assez entêtant, qu'en un second mouvement mâtiné d'un humour à froid, sorte de scherzo alla Milhaud, ou qu'un final davantage marqué par un certain formalisme néoclassique.

Le Quatuor n°3 op.47 – le seul a avoir été précédemment enregistré jadis par le Quatuor Manfred, dédicataire de l'œuvre – bénéficie ici sous les archets du d'une interprétation très soignée et nuancée : les interprètes en exacerbent l'effusivité rhapsodique assez directe, dès un premier temps très poétique, avec cette exorde confiée au violoncelle – un motif qui cycliquement réapparaîtra après le climax du final pour refermer l'œuvre ! A la brièveté du second mouvement – placé sous le feu d'un ostinato très stylisé – répond l'intense et lyrique nocturne du pénultième mouvement ; le final, presque fantomatique et très évasif, séduit par son intense travail motivique magnifié par une grande variabilité des attaques, par exemple par une certaine esthétique du glissando.

Le Quatuor n° 1 op.26 a été composé en 2001-2002 pour l'ancienne série d'émissions Alla breve consacrées par France Musique à la création musicale contemporaine : plus tendue verticalement, l'œuvre cultive davantage et plus âprement la dissonance, non sans une proche parenté avec Ainsi la nuit de Dutilleux : les formes brèves imposées par le cahier des charges – cinq fois deux minutes – rappellent par leur côté plus expérimental, notamment par la plus grande diversité des techniques de jeu, à la fois la poétique des haïkaï japonais et de loin en loin, le discours plus rupteur des Fünf Sätze op.5 d'Anton Webern. Le jeune s'y révèle assez convaincant malgré une relative fragilité juvénile dans la conduite du discours ou dans le maintien de la ferme verticalité des accords.

Le second disque s'ouvre avec le Quatuor n° 2 op.35, où nous retrouvons toute la maestria et l'engagement du : la forme en arche en est sans doute -derechef – héritée du quatrième quatuor bartokien (avec ses 5 mouvements, les deux pairs  de type scherzi se répondant en miroir) ; l'œuvre cultive l'émergence de motifs à partir d'un subtil étalement horizontal déduit des accords liminaires, au travers de structures dialogiques finement ciselées : on en retiendra la vertu incantatoire du premier temps, l'alternance des courtes sections des mouvements pairs alternant accords abrupts avec phrases solistes du violoncelle – au gré du deuxième temps – ou de véritables « jeux de couples » instrumentaux, groupant les partenaires deux par deux, au fil du quatrième, un mouvement central, véritable clé de voûte émotionnelle, d'une intense ferveur déclamatoire, là où le final plus échevelé dans son ostinato rythmique s'insinue comme une récapitulation du parcours de l'œuvre.

Le Quatuor n° 5 op.88 voit l'encadrement d'un presque trop bref mouvement central plus rapide par deux superbes et vastes méditations nocturnes très diaprées en leur étrange combinatoire de timbres et de textures, cultivant un sentiment intensément élégiaque, presque lunaire par la luminosité irréelle des entrées successives ou par les oppositions de registres ; il est admirablement défendu, avec soin et engagement, par un très inspiré et très attentif aux détails de l'écriture.

Le double disque se referme par le plus tonique et incisif Quatuor à cordes n°4 op.54, revisitant à sa manière les architectures classiques (forme sonate liminaire, thème et variations en guise de mouvement lent) et vivifiant au fil des deux derniers mouvements très – voire trop  – brefs . Le – exclusivement féminin – y fait montre d'une éloquence presque péremptoire et d'un engagement idoine en totale communion avec le geste plus volontaire et direct de cet opus – en la présente circonstance – conclusif.

Voilà donc un cycle en devenir à connaitre dans la France musicale d'aujourd'hui, très représentatif de la personnalité radieuse de la compositrice élevée dans le souci et le respect d'une certaine tradition du genre. Les interprétations ont été remarquablement captées, avec beaucoup d'acuité et de présence, sur un très court laps de temps avec une exigence d'unité esthétique et acoustique, dans la Crypte de Lagorce (Ardèche), par les soins de Jean-Marc Laisné : six enregistrements fixés en à peine une semaine sous la houlette protectrice et bienveillante de la compositrice et du . Car par l'invitation lancée à quatre (parfois très) jeunes formations, cette entreprise aussi réussie qu'attachante fait montre d'un beau sens de la filiation et d'une esthétique probante de la transmission.

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Florentine Mulsant (née en 1961) : les six quatuors à cordes opus 26, 35, 47, 54, 88 et 99. Quatuors Debussy (n° 2 et 6), Varese (n°3) Una Corda (n°1), Yako (n°5) et Akilone (n°3). 1 double CD AR-RE-SE. Enregistré du 8 au 12 mai 2023 dans la Crypte de Lagorce (Ardèche). Notice de de présentation en français et en anglais. Durée : 94′

 
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