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En 1998 s'est constitué la Société internationale Paul Juon à Coire (chef-lieu du canton des Grisons) sur l'initiative du professeur Thomas Badrutt, une société qui se propose de diffuser l'œuvre du compositeur Paul Juon, d'initier de nouvelles éditions, d'organiser des colloques, des concerts et de s'occuper des documents personnels de l'artiste. La Bibliothèque Cantonale et Universitaire (BCU) de Lausanne héberge le Fonds Paul Juon.
La jet-set internationale qui envahit chaque année St-Moritz, la station hivernale de l'Engadine, ne se rend pas compte de la précarité qui avait régné dans les vallées des Grisons au XIXe siècle : Comment y échapper ? Les adolescents de l'époque s'étaient aventurés – souvent à pied – vers des horizons lointains : Lisbonne, Venise, Paris, Berlin, Moscou, St-Pétersbourg… pour y travailler comme garçons de café ou comme pâtissiers. De là les fameux cafés aux noms suisses qui ont survécu jusqu'à notre époque, comme par exemple le Josty à Berlin. Tel un certain Peter Basorgia Juon qui avait quitté le hameau de Masein, près de Thusis, pour la Russie en 1830.
Son petit-fils Paul est né comme Pavel Fjodorowitsch Juon à Moscou le 8 mars 1872. Le talent musical de Pavel se manifeste très tôt, si bien que la famille le confie aux maîtres du Conservatoire de Moscou où l'adolescent de 17 ans étudie le violon et la composition. Il réussit à faire publier ses premières compositions à l'âge de 22 ans, ce qui l'encourage à continuer sa formation à l'Académie supérieure de musique de Berlin auprès du professeur Woldemar Bargiel, le demi-frère de Clara Schumann. Juon se fait remarquer très tôt par ses Lieder, par un Premier quatuor à cordes op. 5 (1897) et sa Sonate pour violon et piano op.7 (1898), une œuvre à caractère éclectique, aux accords plaqués à la Brahms, sautillant d'une tonalité à l'autre et, à la finale, proche d'une étude pour piano assaisonnée par quelques fioritures du violon. A relever également le chant élégiaque de Märchen (conte de féé) pour violoncelle et orchestre, une pièce rappelant le fameux Andante cantabile de Tchaïkovsky.
Marié à Katharina Schachalowa en 1896, Juon se rend à Baku où il est nommé professeur de violon et de composition au Conservatoire de l'Azerbaïdjan. La région lui réserve un triomphe avec la création de sa Symphonie op. 10 et de son opéra Aleko. Revenu depuis peu à Berlin, Paul Juon se consacre à la théorie de la composition : à côté de la traduction d'un manuel de son ancien professeur Arensky de Moscou, il publie sa propre Harmonielehre en deux volumes, sans parler de la traduction en allemand d'une biographie de Tchaïkovsky. Berlin rivalise d'ailleurs avec Paris sur le plan de la culture musicale de l'époque. Son chef de file Joseph Joachim (violon) n'hésite pas à nommer le jeune Juon comme professeur de composition à la Hochschule für Musik, le poste qu'il occupera pendant presque trente ans.
A part son service militaire dans l'armée tsariste, il ne quitte guère Berlin. Son voyage de 1929 en Suisse le conduira dans les Grisons, à Masein, le village natal de son grand-père, pour venir se faire attester sa citoyenneté helvétique. L'oeuvre de Juon n'est pas facile à classer. Si Rachmaninov y a vu surtout l'influence de Brahms (son verdict : le « Brahms russe »), Juon fait toutefois voir certains aspects de la modernité, à savoir son faible pour la dissonance et – surtout – son non-conformisme au niveau du rythme (changements fréquents de la mesure, accents mélodiques et rythmiques décalés, structures syncopées…).
Pour le côté « Brahms », on cite volontiers les œuvres du début du siècle dont la Sonate pour alto et piano op. 15 (1901), où le piano s'introduit sur le clapotis en douceur dans les graves, sous la ligne d'accords en progression à droite, soutenus par les pulsations syncopées à la basse – une tessiture brahmsienne qui saute aux yeux :
Ce rapprochement à Brahms semble d'autant plus légitime dans le Sextuor op. 22 de 1902, où dans les passages à l'unisson des cordes, la ligne mélodique est comme une silhouette parallèle à l'unisson du Quintette op. 34 de Brahms. L'intertextualité de ces deux œuvres a été minutieusement étudiée par Nicole Kurmann, une musicologue suisse. Quant à Tchaïkovsky et Chopin, nous retrouvons leurs traces dans le Trio pour piano, violon et violoncelle op. 17 : soit dans les puissants accords martelés du piano et le galop des doubles croches dans les cordes au premier mouvement, soit dans l'Adagio non troppo où les accords arpégés soutenant des thèmes élégiaques font penser aux Nocturnes de Chopin.
Katharina, la femme de Paul Juon, meurt en 1911, laissant trois enfants demi-orphelins. Est-ce que le Quatuor pour cordes et piano op. 50 de 1911 dédicacé « à Katy » serait la voix de son deuil ? Sans doute, du moins à en juger le deuxième mouvement intitulé « cœurs tremblants » ou alors de façon plus évidente dans l'Adagio lamentoso où la plainte du violon est soutenue par une structure de pas lourds, traînants dans les graves, à la manière d'une marche funèbre:
En 1912, Paul Juon épouse en second mariage la jeune veuve Marie Hegner, appelée Armande. C'est pour elle qu'il tient dorénavant un registre personnel dédicacé « à ma chère Armande », où il note le nom des compositions, la date, les instruments et l'éditeur, un gros volume relié en cuir. La guerre de 1914-1918 interrompra son travail à Berlin. Il sera affecté comme interprète dans un camp de prisonniers en Prusse. Pour mieux cerner la DNA de la musique de Juon il y a lieu de se focaliser sur les aspects rythmiques d'une part, et thématiques d'autre part.
Afin de braver les attentes des amateurs de la musique romantique, Paul Juon se permet de glisser – toutefois avec parcimonie – des dissonances à l'ombre des harmonies innocentes, comme par exemple dans la Suite op. 89 pour piano, violon et violoncelle où, dans le giocoso, le piano voltige comme un papillon autour des cordes, avec ses battements d'ailes aux accords légèrement dissonants :
Mais la vraie modernité de Paul Juon se manifeste dans sa manière de bousculer les conventions rythmiques, soit par le décalage des accents mélodiques contre la métrique, ou alors par les changements de mesures, sans parler de l'emploi de mesures impaires (5/8 ou 7/4), tel le début de la Sonate pour violon et piano op. 86 de 1929, où la cantilène du violon avance en tâtonnant le long des mesures changeantes, ou alors de façon plus frappante encore dans la Rhapsodie pour quatuor op. 37 de 1907 où l'on avance sur une piste pleine d'accrocs (six ans avant le Sacre de Stravinsky !):
Paul Juon est d'autre part connu pour les titres fleuris de ses compositions : Satyre et nymphes op. 18 pour piano, Extrait d'un journal : esquisses symphoniques op. 35, Berceuse de rose pour violon et piano op. 38, Mystères pour violoncelle et orchestre op. 59, Litaniae pour trio avec piano op. 70, Légende pour trio avec piano op. 83 et bien d'autres encore. Il ne s'agit toutefois nullement de musique « à programme », mais d'inspirations qui remontent à des moments vécus, d'émotions subies, une musique fortement expressive, explicitement communicative…
Une jeunesse en Russie est forcément imprégnée du folklore slave, d'où les titres comme Tanzrhythmen op. 14 et 24 aux rythmes irréguliers comme dans l'op. 24 où se succèdent 2/4-6/8-3/4-5/8-2/4 coup sur coup, les Tanz-Capricen op. 96, sans parler de la collection des Chansons russes (sur l'amour), Chansons slaves ou Chansons juives (souvent des berceuses) publiées en 1920 à Leipzig/Zurich, sur des textes allemands – pour voix et piano. Comme pianiste chevronné il a souvent accompagné lui-même les chanteurs en public, tout comme d'autres musiciens dans ses duos, trios ou quintettes.
Avec la montée du nazisme, Juon prend son congé à Berlin pour aller se retirer sur les rives du Lac Léman à Vevey, le lieu d'origine de sa femme Armande, en composant entre autres une de ses œuvres capitales : la Symphonie rhapsodique op. 95 de 1938 dédicacée à son fils Remi, soit un corps orchestral monumental aux cuivres et timbales multiples et aux cordes renforcées au-delà de la norme, une symphonie dont le deuxième mouvement (Allegro marciale) présente un thème d'une sobriété grotesque, basé sur 5/4, encore une de ces mesures insolites :
Sa création à Düsseldorf lors des Reichsmusiktage en mai 1938, déclenche une série de commentaires élogieux, comme celui d'un journal de Hambourg : « Elle est portée par une vitalité qui vous emporte, par une forme créatrice parfaite et une instrumentation souveraine (…) Ici le facteur humain est devenu musique sans restriction et sans fard… » Pendant les jours où Düsseldorf fête les musiciens soutenus ou du moins tolérés par le régime nazi, les œuvres de compositeurs juifs font l'objet de railleries dans l'exposition de l'« Art Dégénéré ».
Malgré ce succès en Allemagne, les dernières années à Vevey s'avèrent accablantes : la santé de Paul Juon décline, les soucis lors de la nouvelle guerre pèsent fortement sur le moral… D'autant plus que ses deux fils se retrouvent face à face sur le front : Ralf comme officier de la Wehrmacht, et Remi – naturalisé en France – dans les troupes françaises. Paul Juon meurt le 21 août 1940, à l'âge de 68 ans, dans sa maison à Vevey. Son œuvre, une centaine de compositions publiées et une vingtaine à l'état manuscrit, comprend principalement de la musique de chambre (sonates, trios, quatuors, quintettes, sextuor, pièces pour piano et Lieder) à part une vingtaine d'œuvres pour orchestre : symphonies, suites, sérénades…
Sources
BADRUTT Thomas, Paul Juon, Leben und Werk, Internationale Juon-Gesellschaft, Chur, 1998 (la publication contient des articles de plusieurs musicologues suisses)
Documents du Fonds Paul Juon à la BCU de Lausanne