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Lyon. Opéra. 13-V-2024. Hector Berlioz (1803-1869) : Béatrice et Bénédict, opéra-comique en deux actes sur un livret du compositeur. Mise en scène : Damiano Michieletto. Costumes : Agostino Cavalca. Lumières : Alessandro Carletti. Avec : Cecilia Molinari, mezzo-soprano (Béatrice) ; Robert Lewis, ténor (Bénédict) ; Giulia Scopelliti, soprano (Héro) ; Paweł Trojak, baryton (Claudio) ; Thandiswa Mpongwana, mezzo-soprano (Ursule) ; Pete Thanapat, basse (Don Pedro) ; Ivan Thirion, basse (Somarone). Chœur (chef de chœur : Benedikt Kearns/Guillaume Rault) et Orchestre de l’Opéra de Lyon, direction : Johannes Debus
Cette nouvelle production de Béatrice et Bénédict est déjà « ancienne ». Créée dans la Cité des Gaules pendant la pandémie de 2020, devant un aréopage de privilégiés, la voici enfin visible par tous. Et c'est, avec celle de Laurent Pelly à Glyndebourne, la plus inspirée qui soit, tant dans la carrière de Damiano Michieletto que dans celle de cette œuvre étincelante.
Signe réjouissant du destin : le dernier opéra de Berlioz, qui avait sagement lancé la saison lyrique 2023/2024 à Nantes, la referme à Lyon où les vertigineuses visions du prolifique metteur en scène italien viennent sérieusement écorner sa réputation de noix difficile à craquer.
Écartelée entre Shakespeare et Berlioz, la dramaturgie de Béatrice et Bénédict est souvent contestée, même par d'éminents berlioziens. Michieletto, qui s'est déjà brillamment confronté aux « feux et tonnerres » du grand Hector (sa très audacieuse Damnation de Faust pour Rome), plutôt que les fragrances viriles du retour de guerre qui ouvre l'opéra, choisit l'immersion en apnée profonde dans le plus vieux questionnement du monde : Homme/Femme, mode d'emploi.
Béatrice et Bénédict ou, comme pourrait le sous-titrer Jean-Luc Lagarce : Les Règles du savoir-aimer dans la société moderne. Dès l'Ouverture, réglée à rideau ouvert avec un sens musical infaillible (à l'évidence le metteur en scène aime l'oeuvre mal-aimée), Michieletto pose Somarone en Alfonso. Comme dans Cosí fan tutte, le manipulateur Somarone va s'acharner à faire tomber les masques des non-dits, captés par les micros du magnétophone à bandes qu'il traîne partout avec lui.
L'éblouissant décor de Paolo Fantin décline une nouvelle fois la boîte « micheletienne » au moyen d'une pente surélevée derrière un proscenium progressivement tagué, dans le désordre, de lettres lumineuses dont l'énigmatique ordonnance ne sera déchiffrée qu'au finale : « Bénédict l'homme marié ». Avant que n'y jouent les superbes lumières d'Alessandro Carletti, on admire, comme une page blanche attendant le scénario à écrire, ces murs immaculés sur lesquels se découpent les micros de Somarone (excellente trouvaille pour faire entendre ce qui a été retenu des dialogues parlés), les silhouettes des chanteurs et même celle d'un… singe ! De la poésie d'une robe de mariée luminescente descendue des cintres pour s'accorder au bonheur sans nuages apparent de la lumineuse Héro, à l'humour induit par la verticalité d'un lit malmené par les incompatibilités d'humeur des deux rôles-titres, tout amuse l'esprit en séduisant l'œil. La fracture de la literie gagne ensuite le décor qui s'efface progressivement devant l'apparition en fond de scène de la jungle d'un Eden d'avant la Chute, avec un Adam et une Eve en tenue d'eux-mêmes. Un Eden où le singe viendra rappeler de temps à autre à ces Homo Sapiens à l'humanité discutable, les australopithèques qu'il furent.
Béatrice et Bénédict s'aiment (à la manière de ces papillons folâtrant mis en cage sous nos yeux) mais n'aiment pas ce à quoi l'aveu social de leur amour les contraindra. Michieletto rejoue la Chute dans un spectaculaire basculement de décor à la Castellucci, dont ne subsistera qu'une grille lourde de menaces, derrière laquelle Béatrice déversera les tourments de son grand air. La dernière scène est un sommet de cruauté où, sous un Vin de Syracuse bien braillé par les invités, on aura contraint les deux héros au mariage forcé, tandis qu'au dessus de leurs têtes, séparés dans deux cages suspendues, Adam et Eve, également contraints à la pudeur, leur nudité originelle ayant disparu sous le costume de mariés, semblent déjà dans ce « lendemain » chanté pour conclure : Nous redeviendrons ennemis demain. Berlioz savait de quoi il parlait en terme de dégâts collatéraux de la passion amoureuse. Béatrice et Bénédict (à l'instar de Cosí fan tutte naguère) ne sera plus, avec Damiano Michieletto, ce petit opéra inconséquent d'un artiste qui, en fin de parcours, ne voulait plus qu'amuser la galerie.
Excellent choix de la maison lyonnaise que celui de Johannes Debus. Le chef allemand ouvre en grand la malle aux merveilles du génie orchestral autant que mélodique de Berlioz. Sous sa baguette inventive, et adaptée aux élans des chanteurs, les pupitres de la phalange lyonnaise ne manquent pas cette occasion de militer pour une partition encore insuffisamment connue.
Autre excellente initiative : celle de poser sur les épaules de son Lyon Opéra Studio, la quasi-totalité de la distribution. Giulia Scopelliti passe de l'arrière-plan (le Faucon de La Femme sans ombre du début de saison) au premier d'Héro, dont l'air, long et virtuose, ouvre quasiment l'œuvre : crânement, avec une appréciable aisance scénique, la jeune chanteuse endosse l'étoffe pure de l'ineffable Je vais le voir, surfe sur les redoutables vocalises de Ma main sera le prix, où l'orchestre va jusqu'à se taire pour permettre à l'oreille d'évaluer la capacité stratosphérique de l'interprète. Même épreuve de passage réussie pour Robert Lewis dont le plus que solide Bénédict (qui a la lourde tâche de succéder à celui de Julien Behr) n'a plus qu'à faire l'économie de fugaces forte par trop ravis d'en découdre avec une partie de type crucifiant. L'excellente présence scénique et la faconde vocale d'Ivan Thirion en Somarone, le timbre chaud et tranquille de Thandiswa Mpongwana en Ursule, les seconds couteaux virils (Paweł Trojak en Claudio, Pete Thanapat en Don Pedro) indiquent le niveau atteint par la jeune troupe de l'Opéra de Lyon. Même si l'on aimerait tant entendre à Lyon la grande Béatrice d'Isabelle Druet, lorsqu'on peine à saisir sans surtitres les mots de Cecilia Molinari remplaçant Michèle Losier, difficile est de ne pas se laisser emporter par les moyens de la jeune mezzo italienne, trouvant matière à révélation (ambitus solide, sens de la tragédie) dans un Il m'en souvient particulièrement enflammé.
Le chœur s'en donne à cœur joie, de la mise en abyme du début (la chorégraphie très « pellyenne » des partitions) à la caricature des superbes costumes d'Agostino Cavalca habillant la double noce finale, tandis qu'au-dessus de ce petit monde de fêtards inconscients, Adam et Eve semblent bouder, coincés dans leur bulle respective, à la manière des bulles de bandes dessinées, quant à elles destinées, comme on le sait, à expliciter les non-dits des personnages qu'elles surplombent: les mariages ça n'est peut-être qu'une affaire de costume à porter…
Crédits pho//htographiques : © Bertrand Stofleth
Modifié le 18/05/2024 à 8h42
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Lyon. Opéra. 13-V-2024. Hector Berlioz (1803-1869) : Béatrice et Bénédict, opéra-comique en deux actes sur un livret du compositeur. Mise en scène : Damiano Michieletto. Costumes : Agostino Cavalca. Lumières : Alessandro Carletti. Avec : Cecilia Molinari, mezzo-soprano (Béatrice) ; Robert Lewis, ténor (Bénédict) ; Giulia Scopelliti, soprano (Héro) ; Paweł Trojak, baryton (Claudio) ; Thandiswa Mpongwana, mezzo-soprano (Ursule) ; Pete Thanapat, basse (Don Pedro) ; Ivan Thirion, basse (Somarone). Chœur (chef de chœur : Benedikt Kearns/Guillaume Rault) et Orchestre de l’Opéra de Lyon, direction : Johannes Debus