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Saint-Etienne. Grand Théâtre Massenet. 3-V-2024. Charles Gounod (1818-1893) : Le Tribut de Zamora, opéra en trois actes sur un livret d’Adolphe d’Ennery et Jules Brésil. Mise en scène : Gilles Rico. Scénographie et costumes : Bruno de Lavenère. Lumières : Bertrand Couderc. Chorégraphie : Jean-Philippe Guilois. Avec : Chloé Jacob, soprano (Xaïma) ; Elodie Hache, soprano (Hermosa) ; Clémence Barrabé, soprano (Iglesia, l’Esclave) ; Léo Vermot-Desroches, ténor (Manoël) ; Jérôme Boutillier, baryton (Ben-Saïd) ; Mikhail Timoshenko, baryton (Hadjar/le Roi) ; Kaëlig Boché, ténor (l’Alcade/le Cadi) ; Christophe Bernard, baryton (le Soldat arabe). Choeur lyrique Saint-Etienne Loire (chef de choeur : Laurent Touche) et Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire, direction : Hervé Niquet
Très intelligemment démarqué du problématique orientalisme de son livret, et magnifiquement distribué, le dernier opéra de Charles Gounod fait une résurrection très remarquée au Grand Théâtre Massenet.
Que faire, en 2024, d'un opéra de 1881 où des Sarrazins espagnols du IXᵉ siècle fantasmaient sur quelques dizaines de vierges ? Tout simplement un brûlot féministe ! Gilles Rico a décalé ce mitan de l'Al-Andalus dans le XIXᵉ siècle de la création du Tribut de Zamora. Un siècle où, au moment même où le chant du cygne de Charles Gounod était créé à l'Opéra de Paris, à l'Hôpital de La Salpêtrière, un homme nommé Jean-Martin Charcot avait pignon sur rue grâce à ses expérimentations neurologiques sur ce que l'on nommait l'hystérie (du grec hustera, utérus), donc féminine : une commode nouvelle discipline médicale pour contraindre les femmes trop émancipées, ou tout simplement malmenées par le patriarcat. Les séances du Docteur Charcot, magnétisme pendulaire et photographie voyeuriste à l'appui, se déroulaient devant des aréopages généralement masculins.
De cet amphithéâtre estudiantin, le décor de Bruno de Lavenère reproduit l'hémicycle affaissé, comme s'il n'avait plus servi depuis le XIXᵉ siècle, autour d'un carré luminescent percé d'un puits propice aux apparitions comme aux disparitions. Dans ce paysage de ruines après la bataille surmonté de sinistres gibets, et peuplé de crânes, où même la Lune a des airs de lampe chirurgicale, la Mort est partout tapie, comme dans un spectacle d'Olivier Py. C'est d'ailleurs à la Lucia di Lammermoor que ce dernier avait conçue pour le Theater Basel en 2018, se déroulant elle aussi à La Salpêtrière de Charcot, que l'on pense en voyant le sol du plateau stéphanois jonché d'une cendre noire qu'on croirait reprise à celle qui, à Bâle, s'était abattue des cintres sur la robe immaculée de l'héroïne de Donizetti.
Le formidable crescendo du bref Prélude montre Charcot à l'œuvre devant les convulsions poussées jusqu'à l'impudeur d'une femme cristallisant l'attention masculine sur un lit qui ira jusqu'à la lévitation au gré d'un parti-pris scénique où l'onirisme sera le maître-mot : toute l'action sera celle des visions d'un cerveau agité, celui d'une femme traumatisée par la guerre (la Bataille de Zamora) où elle a perdu sa mère, tiraillée dès lors aussi bien par les violences passées que par les fantasmes amoureux vécus ou rêvés autour de son amant Manoël. Vampirisée par les manipulations de Charcot et ses sbires (l'armée de Sarrazins du livret est ici une armée de doctorants sous hystérie religieuse), elle tentera une impossible libération. La fin est un cauchemar qui voit tous les personnages, les vivants comme les morts, s'écarter de l'héroïne, qui se retrouve, comme au début, seule dans son lit, tandis que retentit une ode finale au Seigneur tout puissant, laquelle prend bien évidemment un relief accru dans cet univers sans échappatoire, déchiré entre Bible et Coran. L'intelligence du parti-pris, perceptible jusque dans les lumières et les costumes, inscrit la réapparition du grand opéra qu'est Le Tribut de Zamora, plus d'un siècle après une création fêtée par le public autant que vilipendée par la critique, au zénith des plus belles résurrections auxquelles s'est dédiée la maison stéphanoise.
Comme si Gounod savait déjà qu'il jetait là ses dernières forces lyriques, l'œuvre, à l'instar du thème conclusif de son Prélude, se révèle très vite prodigue, sous ses déluges de harpe, en numéros galvanisants. Dans la fosse, on retrouve la ferveur d'Hervé Niquet, déjà aux commandes, en 2018, de l'enregistrement du Palazzetto Bru Zane et de la version de concert munichoise. Le chef, qui dirige les forces hautes en couleurs de l'Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, fait son miel de chacun des numéros, tous ultra-mélodiques de la partition. Difficile, en effet, de résister à l'effet façon Gloire immortelle de nos aïeux produit par l'hymne Debout ! Enfants de l'Ibérie.
Le Tribut de Zamora offre beaucoup à son septuor de chanteurs. Même aux comprimarii : l'impeccable Kaëlig Boché, Alcade et Cadi aux ordres, ou Clémence Barrabé, émouvante Iglesia. Mikhail Timoshenko charme par sa noblesse juvénile en Hadjar, frère du méchant Charcot, et ami de Manoël tentant l'impossible fin heureuse de ce combat avec les démons. Bien avant que ne fasse son entrée Hermosa, la mère disparue puis retrouvée de l'héroïne, Chloé Jacob s'avère touchante dans son combat vers la lumière, que sa Xaïma, omniprésente en scène, chante l'espoir, résiste à la menace, au viol, s'arc-boute ou s'évanouisse sous l'hypnose du pendule.
Le trio Hache/Boutillier/Vermot-Desroches se place au sommet. En Hermosa, comme ressuscitée des morts dans une sorte de tombe surgie du sol, Élodie Hache frappe de plus en plus fort au fil de la représentation, dans la dramaturgie comme dans la puissance de feu vocale. Jérôme Boutillier a troqué les comprimarii de l'enregistrement du label Bru Zane contre le plus gratifiant et très toxique Ben-Saïd où son tempérament et sa vocalité noire trouvent à s'épanouir avec l'autorité qu'on lui connaît. Après une année où il a posé ses marques dans plus d'une production, Léo Vermot-Desroches, nommé aux Victoires de la Musique Classique 2024, trouve en Manoël le défi d'un premier rôle de premier plan. Le timbre solaire, la netteté de l'articulation (comme chez son adversaire, les surtitres s'avèrent superflus d'un bout à l'autre de la représentation), la puissance sidérante émergeant de la houle grisante du Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire (la fin de l'Acte I !) : nul doute qu'avec de tels atouts, et après une telle prise de rôle, le nouveau jeune ténor français, s'il ne se laisse pas griser par les propositions qui ne vont pas manquer d'affluer, fait déjà partie de ceux qui vont enluminer l'avenir de l'opéra.
Crédits photographiques : © Cyrille Cauvet
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