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Fribourg-en-Brisgau. Theater. 18-IV-2024. Giuseppe Verdi (1813-1901) : Don Carlos, opéra en quatre actes (version milanaise) sur un livret de Joseph Méry et Camille Du Locle, d’après Schiller. Mise en scène : Michael v. zur Mühlen. Décors et Costumes : Christoph Ernst. Lumières : Nicole Berry, Christoph Ernst. Avec : Jin Seok Lee, basse (Philippe II, roi d’Espagne) ; Jenish Ysmanov, ténor (Don Carlos, infant d’Espagne) ; Juan Orozco, baryton (Rodrigue, marquis de Posa) ; Ivo Stanchev, basse (Le Grand Inquisiteur/ Un Moine) ; Caroline Melzer, soprano (Elisabeth de Valois) ; Zlata Khershberg, mezzo-soprano (La Princesse Eboli) ; Cassandra Wright, soprano (Thibault, page d’Elisabeth) ; Sara De Franco, soprano (Une Voix d’en haut) ; Junbum Lee, ténor (Le Comte de Lerne/un Héraut royal) ; Mingyu Ahn, Benedikt Heisinger, Quang Nguyen, Tim Renkert, Kolja Riechmann, David Severin, Tom Maurice Volz (Députés flamands). Opernchor, Extrachor (chef de chœur : Norbert Kleinschmidt) du Théâtre de Freiburg, et Orchestre Philharmonique du Théâtre de Freiburg, direction : André de Ridder
Don Carlos ou Don Carlo ? L'Opéra de Fribourg-en-Brisgau prolonge la tâche poursuivie par Verdi qui, presque vingt années durant, s'escrima en vain autour de la forme définitive à donner à son grand opéra français.
Le jeune metteur en scène allemand Michael v. Zur Mühlen, qui collabora avec Achim Freyer et Peter Konwitschny, choisit la version milanaise de 1884 et rajoute à Don Carlo le « s » de la création française de 1867. Il rajoute aussi une Voix du ciel supplémentaire. Le voyage s'annonce forcément passionnant. Il se révèle aussi foncièrement irritant.
Donner des bribes chorales de l'Acte I, dit de Fontainebleau, dix minutes avant le début officiel de la représentation, dans la salle encore allumée pendant l'entrée des derniers spectateurs : pourquoi pas ? C'est, outre l'occasion de jauger déjà l'impressionnante puissance de feu du choeur maison, l'avant-goût d'un concept attaché à faire entendre la souffrance de tout un peuple mise en musique par cet acte sis dans la France hivernale en guerre de l'après Charles Quint, tandis que leurs dirigeants n'y apparaissent que préoccupés d'intrigues politico-amoureuses.
Rajouter une strate d'états d'âmes à tiroirs extérieurs à l'opéra au moyen de textes projetés (dont quelques mots de l'originel Schiller) sur la blancheur d'un décor alléchant en terme de visée esthétique : pourquoi pas ?
Surplomber le tout d'une voix féminine venue d'en haut et globalement incompréhensible : pourquoi pas ? C'est intrigant mais assez vite discutable, voire totalement déplacé lorsque cette « voix du ciel » supplémentaire, se met à infiltrer la dramaturgie, se superposant sans complexe à la musique, même à des moments-clés comme l'Autodafé ! Au moment où elle énonce elle-même que « à plus d'un endroit de l'histoire, le silence pourrait l'emporter », il est clair que c'est cette parole, dont la haute portée poétique apparaît souvent absconse sans les surtitres allemand et français prévus pour tous les passages chantés, que l'on aimerait réduire au silence ! Cette voix du ciel inédite est de fait celle d'un Commentaire sur Don Carlos (plus de 50 pages à l'origine) commandé par Michael v. zur Mühlen au dramaturge autrichien Thomas Köck.
Cette ultime strate du mille-feuille sémantique d'une production qui, en s'emparant de Don Carlos, entend questionner la place exorbitante donnée par cet opéra-monde aux états d'âme des puissants (généralement maîtres de la guerre) plutôt qu'aux obscurs et aux sans-grade (attachés à la quiétude de leur quotidien), serait bien mieux venue placée pendant des silences ou simplement griffée sur le décor. Au lieu de faire mouche, elle fait en l'état long feu, acculant presque l'humanisme militant de ce Don Carlos très pensé dans l'impasse.
L'œil est pourtant gâté, aussi bien par la quintuple perspective d'un cadre de scène tracée autour d'un plateau sis entre l'au-delà d'un faux public (le chœur dont la nouvelle voix du ciel disséquera, toujours dans l'optique « lutte des classes » brandie par le metteur en scène, la frustration d'être dans l'ombre des solistes) et l'en-deçà du vrai, lequel a également vue sur les coulisses où s'affairent maquilleuses et perruquières. C'est assez finaud et l'on s'amuse un temps des volte-face des solistes entre faux et vrai public, mais le procédé s'avère un peu lassant sur la durée (ainsi que semblent le signifier les désertions progressives du chœur), d'autant que la direction d'acteurs de Michael v. zur Mühlen transforme chaque soliste en récitaliste, ou en marionnette condamnée à de longues stations dans des fauteuils ou à même le sol. Au terme d'une longue première partie (les trois premiers actes donnés sans interruption), l'Autodafé (celui de l'ensemble du décor, minutieusement désossé) matérialise la révolution contre les puissants : le chœur se détourne enfin de ces grands d'Espagne occupés à changer de toilette et même d'époque, les costumes traversant le Temps du XVIIIᵉ à nos jours, la vidéo faisant de même de l'Inquisition à des guerres très contemporaines. On a totalement perdu de vue l'intrigue de l'opéra, mais on gagne un brin d'espoir : un mur de briques s'affaisse spectaculairement des cintres (Acte IV), une licorne arc-en-ciel apparaît dans les ruines (Acte V)…
Même si le metteur en scène, rivé au seul arrière-pan politique de l'œuvre nous a totalement détaché du destin des personnages, une très solide équipe vocale s'escrime néanmoins à rappeler combien Don Carlos est un opéra très inventif pour les voix. L'Infant bénéficie du timbre assuré et solaire de Jenish Ismanov, que l'on s'étonne de voir privé du sublime « O Prodigio! » de l'Acte II. Caroline Melzer, Elisabeth peu compréhensible au début, s'impose progressivement jusqu'à un Acte V brûlant avec un duo intensément prenant (hélas un peu amputé), ainsi qu'une ultime note longuement tenue sur l'électrisant finale. Jin Seok Lee, Philippe V ample et puissant, légèrement engorgé, manque de l'intériorité attendue dans Ella giamai m'amò. On fera le même reproche à l'Eboli pourtant efficace et volontaire de Zlata Khershberg. Juan Orozco, Posa quelque peu monolithique au début, met progressivement ses moyens conséquents au service d'un personnage qui ne peut être uniquement puissance et longueur de souffle. Cassandra Wright est un page délicat et Sara de Franco une Voix du ciel, prévue par Verdi, revue en souffleuse de théâtre au timbre plus terrestre que d'ordinaire. Du chœur émergent des Envoyés des Flandres particulièrement présents. Enfin, assis dans la salle, au milieu des spectateurs, Ivo Stanchev, Moine et Grand Inquisiteur à la voix noire et particulièrement projetée arbore le survêtement, la casquette et les lunettes noires du dealer: certainement une façon, pour Michael v. zur Mühlen, de signifier que la religion reste l'opium du peuple.
Le très grand triomphateur de cette stimulante production reste l'Orchestre Philharmonique de Fribourg. N'accusant aucune fatigue, fouettée par le talent d'André de Ridder (cuivres impeccables même hors-scène, effroyable fracas sur la pace dei sepolcri, superbe finale), la phalange rappelle combien, de bout en bout, Don Carlos et même Don Carlo, en plus d'être l'opéra le plus long et le plus spectaculaire de son auteur, en est aussi probablement le plus riche et le plus profond.
Crédits photographiques : © Britt Schilling
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Fribourg-en-Brisgau. Theater. 18-IV-2024. Giuseppe Verdi (1813-1901) : Don Carlos, opéra en quatre actes (version milanaise) sur un livret de Joseph Méry et Camille Du Locle, d’après Schiller. Mise en scène : Michael v. zur Mühlen. Décors et Costumes : Christoph Ernst. Lumières : Nicole Berry, Christoph Ernst. Avec : Jin Seok Lee, basse (Philippe II, roi d’Espagne) ; Jenish Ysmanov, ténor (Don Carlos, infant d’Espagne) ; Juan Orozco, baryton (Rodrigue, marquis de Posa) ; Ivo Stanchev, basse (Le Grand Inquisiteur/ Un Moine) ; Caroline Melzer, soprano (Elisabeth de Valois) ; Zlata Khershberg, mezzo-soprano (La Princesse Eboli) ; Cassandra Wright, soprano (Thibault, page d’Elisabeth) ; Sara De Franco, soprano (Une Voix d’en haut) ; Junbum Lee, ténor (Le Comte de Lerne/un Héraut royal) ; Mingyu Ahn, Benedikt Heisinger, Quang Nguyen, Tim Renkert, Kolja Riechmann, David Severin, Tom Maurice Volz (Députés flamands). Opernchor, Extrachor (chef de chœur : Norbert Kleinschmidt) du Théâtre de Freiburg, et Orchestre Philharmonique du Théâtre de Freiburg, direction : André de Ridder