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A l’Opéra de Liège, un Pelléas et Mélisande : grâce à la musique

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Liège. Opéra Royal de Wallonie. 14-IV-2024. Claude Debussy (1862-1918) : Pelléas et Mélisande, drame lyrique en cinq actes, livret de Maurice Maeterlinck, d’après sa pièce de théâtre éponyme. Mise en scène, dramaturgie, décors et costumes : André Barbe et Renaud Doucet. Lumières : Guy Simard. Reprise de mise en scène : Florence Bas. Avec : Lionel Lhote (Pelléas); Nina Minasyan : Mélisande; Simon Keenlyside : Golaud; Inho Jeong : Arkel; Marion Lebègue : Geneviève; Judith Fa : Yniold; Roger Joakim : le médecin et un berger. Choeurs de l’Opéra royal de Wallonie Liège, préparés par Denis Segond. orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, Pierre Dumoussaud, direction musicale générale.

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L'Opéra Royal de Wallonie-Liège accueille la production – en provenance de Parme – du Pelléas et Mélisande selon Barbe et Doucet.

« Nous ne voyons que l'envers des choses » écrivait , l'auteur symboliste de la pièce de théâtre quasi intégralement devenue le livret de l'unique opéra achevé par . C'est pourtant sous l'égide des apparences, et sous des influences picturales multiples, que Barbe et Doucet ont voulu placer « leur » Pelléas à la fois maritime et végétal. Dans leur court texte d'intentions joint au programme, les metteurs en scène – signant par ailleurs dramaturgie, décors et costumes – parfois assez décalés, tel ce manteau de mandarin ceignant un roi Arkel boiteux – entendent placer leur vision de l'œuvre sous la prescience du spiritisme, et proposer visuellement, sous les éclairages volontairement très sombres de Guy Simard, « une libre réinterprétation » de l'île des Morts, la série de tableaux symbolistes d'Arnold Böcklin. Certes l'omniprésence – outre celle de la Camarde – de l'élément liquide (depuis l'étang forestier de la rencontre initiale entre Golaud et Mélisande à la Mer menaçante en passant par la Fontaine des Aveugles) justifie certains partis-pris, tel le plan d'eau vaporeux disposé en bord de scène, ou la suggestion abstraite de grottes ou des souterrains humides, au fil de l'action, sous les perspectives infinies de lointaines coursives, ou plus encore l'espace central très géométrique, sorte de ligne de partage des eaux entre frères rivaux.

Mais, par ailleurs, à l'orée du drame, le rideau de scène est réparti entre forêt calcinée et sous-sol envahi de proliférantes racines. Et le royaume d'Allemonde semble plutôt coincé, à l'étroit entre terres et cieux. L'ensemble des éléments visuels du décor se réfèrera, à notre sens, bien davantage au surréalisme pictural le plus onirique qu'au symbolisme fin-de-siècle le plus « décadent », tel cet archipel d'îles flottantes suspendues aux cintres, tout droit issues de l'imaginaire plus « rock-culture » d'un Roger Dean, avec en son centre un castel-rocher – hommage par trop appuyé au château des Pyrénées de René Magritte. Le même hiatus stylistique oblitère quelque peu la mise en scène, par de lourdes redites visuelles, avec d'autres références appuyées, telles ces boules lumineuses blanchâtres ou ce récurent défilé de quasi-communiantes, présentes de la scène liminaire à la mort de l'héroïne, et comme sorties tout droit d'un tableau de Paul Delvaux.

D'autres éléments superfétatoires sont ajoutés là où Debussy cherchait avant tout à suggérer à demi-mots le mystère ou le non-dit plutôt que de décrire une réalité prosaïque. Faut-il, entre autres éléments, vraiment qu'au quatrième acte, Mélisande soit enceinte de huit mois et au cinquième, la « pauvre petite » nouveau-née soit bercée par Geneviève, en bordure de scène, telle une concrétisation des doutes jaloux de Golaud ?

On s'explique tout aussi mal de plus ces interminables temps d'arrêt entre les actes (le très long regard du docteur, alors muet, défiant la salle lors du premier baissé de rideau ou, après le fratricide, ce terrible et inutile moment d'oppression, sensation malsaine renforcée par un souffle respiratoire amplifié) : autant de trop longues ruptures avec le flux musical continu, allant à l'encontre de la totale osmose entre partition et action, que Debussy a magnifié avec ces sublimes interludes, véritables révélateurs de la part d'ombre de chacun des personnages et de leurs destins croisés.

La conduite d'acteurs demeure hiératique et assez sommaire durant les trois premiers actes : et entendent jouer la carte de l'incommunicabilité ; tout un chacun évolue dans sa bulle émotionnelle, même au fil des dialogues les plus intimes. Le comble du statisme est atteint lors de la scène de la Tour à l'acte III, où Pelléas est pourtant censé se jouer sensuellement de la chevelure de Mélisande ; sans nullement interagir avec sa (presque) bien-aimée, maintenue ce jour à une respectable distance, le héros est soudainement entravé à la chute figurée de la chevelure, et se retrouve aux prises avec des racines-lianes descendues comme par enchantement des cieux.

Après la pause, les deux derniers actes sont beaucoup mieux venus, avec un sens dramatique et une efficacité théâtrale retrouvés – que ce soit lors de  la très violente scène de jalousie de Golaud, ou encore durant le duo d'amour passionné et fatal entre les deux amants. L'émotion finit même par enfin perler lors de l'agonie sereine et presque irréelle de Mélisande, dans cette atmosphère intime et confite, mi lugubre, mi séraphique sous un éclairage d'un vert enfin plus lumineux.

Le spectacle, discutable et inabouti sur le plan scénique, s'avère musicalement bien plus satisfaisant grâce à une distribution vocale souvent très juste et une direction musicale très concernée. Les rôles masculins en particulier n'appellent que des éloges. en baryton lyrique plutôt que martin est un Pelléas au timbre un rien plus sombre qu'à l'accoutumée mais d'une remarquable facilité d'émission, y compris dans le registre aigu – royalement timbré et subtilement corsé – sis à l'exact opposé de son épatante incarnation, tout aussi convaincante d'Henry VIII (selon Saint-Saëns) voici à peine onze mois à la Monnaie. Le chant est suave et la diction parfaite sans exagération des consonnes de par l'exactitude des voyelles : malgré les nombreuses embuches du spectacle – la scène des souterrains donnée depuis le fin fond du plateau ! –  il affiche une irrésistible présence, se jouant de la fébrilité un rien naïve et de l'idéalisme rêveur de son personnage.

C'est un parti-pris intéressant du casting que d'avoir opté pour une certain gémellité timbrique des deux demi-frères, impressions renforcées par la proximité de leurs costumes et grimages. tient en Golaud un de ses rôles fétiches ; certes le timbre est un rien plus sombre et plus boisé que le Pelléas du jour, mais  n'est pas non plus celui d'un baryton-basse auquel nous sommes un peu trop habitués aujourd'hui. Son interprétation très fouillée donne, par le théâtre de sa vocalité, une épaisseur complexe au personnage, homme profondément meurtri, peu maître de sa rage ou de sa colère, pris au piège par le Destin et tenaillé in fine autant par la jalousie que par le remord. S'il peut se montrer doucereux lors de la scène liminaire ou dans le duo avec Yniold, Keenlyside devient presque expressionniste de véhémence au paroxysme la grande scène de l'acte IV, où il violente Mélisande : ses longues imprécations de style récitatif confinent presque à un sprechgesang aussi terrifiant qu'éloquent.

L'Arkel de la basse coréenne n'est pas en reste, malgré une prononciation française parfois plus imparfaite quoique souvent exacte. Le cinquième lauréat du dernier Concours Reine Elisabeth de Chant affiche une exemplaire santé vocale et toujours la même richesse timbrique sur toute l'étendue de la tessiture : il incarne un vieux roi pétri d'humanisme et de bonté, partagé entre espérance et fatalisme, inspirant la sagesse même au comble de l'adversité par la rondeur et la plénitude de sa voix. Pour ses courtes interventions, , habitué de la maison mosane, confère au rôle du docteur le côté presque protocolaire attendu, même si son registre est plus celui d'un baryton que celui de la basse assez profonde demandée par la partition. Par sa stature imposante, il confère aux apparitions muettes de son personnage presque maléfique, tel qu'envisagé par les metteurs en scène, tout au long du spectacle, une inquiétante étrangeté.

Pour sa prise de rôle en Mélisande, la soprano se montre assez idéale de fraîcheur et de timbre, avec une parfaite maîtrise du vibrato et un sens presque inné de la phrase et de la prosodie françaises. On peut juste regretter un léger manque de projection dans le registre le plus grave, qui passe parfois plus difficilement la rampe, et une relatif manque de puissance  face aux tutti les plus soutenus de l'orchestre notamment dans le duo à l'acte IV, mais elle est absolument sublime dans son solo quasi a capella lors de la scène de la Tour du troisième acte.

Pour le court rôle de Geneviève, la mezzo-soprano est quasi idéale, juste un peu timorée lors de ses toute premières interventions, nimbées d'un vibrato un soupçon envahissant : ailleurs le timbre demeure somptueux et homogène et le projection idéale. Elle se montre probe et digne tout le long de la lecture de la longue lettre envoyée par son fils Golaud, et est vraiment irréprochable dans ses plus confidentielles interventions à l'orée du deuxième acte.

Le rôle du petit Yniold est quasi impossible à bien distribuer. Plutôt que de recourir à une voix d'enfant, comme parfois – avec tous les aléas que cela peut supposer – l'on a opté ici pour une voix de soprano très droite et blanche, celle de . Elle se révèle hélas souffrante et ne peut aujourd'hui donner sans aucun doute toute la mesure de son talent. De surcroît la mise en scène la positionne en de bien fâcheuses postures, lors du duo avec Golaud, plantée sur une échelle, tout occupée à espionner la chambre de Mélisande. Privée de ses appuis, on lui demande de surcroît de chanter dos au public ! Sa brève intervention soliste à l'acte IV, près de la fontaine est parfois à la limite de l'inaudible, même si on devine un timbre et une blancheur en parfaite adéquation avec le rôle.

Les chœurs – peu intervenants – bien préparés par Denis Segond, semblant avoir été préenregistrés – sauf erreur de notre part- il nous reste à saluer la direction engagée de , révélé à la scène mosane lors du premier concours internationale de direction d'orchestre d'opéra organisé en 2017 par la maison et à l'orée d'une belle carrière tant hexagonale (de récents Pêcheurs de perles à Bordeaux) qu'internationale. Très attentif aux couleurs et aux nuances de l'orchestre il nimbe la versatile partition de saisissants effets de clairs-obscurs et peut ainsi passer de la plus subtile suavité (prélude de l'acte III) à la plus grande véhémence (les derniers accords de l'acte IV tombant tel un couperet), tout en soulignant aussi l'âpreté occasionnelle du discours debussyste : on songe au Sibelius le plus noir tout au long de la brève et angoissante scène des souterrains. Toutefois, il pourrait çà et là davantage tenir son plateau – il est vrai topographiquement très éclaté par une mise en scène assez erratique – et veiller à l'occasion à une meilleure balance fosse-scène, d'un dosage toujours délicat – surtout à l'aune de ce répertoire « impressionniste » – dans un théâtre à l'italienne de dimension assez intimiste. Il est superbement suivi par la phalange locale décidément en pleine redynamisation, impliquée et musicale, malgré quelques verdeurs de timbres épisodiques de la petite harmonie : un orchestre dont on ne peut louer que les progrès constant depuis quelques années et singulièrement depuis ce début de saison.

Crédits photographiques  © ORW-Liège/J.Berger

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