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À Genève, Saint François d’Assise loin du divin

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Genève. Grand Théâtre. 11-IV-2024. Olivier Messiaen (1908-1992) : Saint François d’Assise (Scènes franciscaines), opéra en trois actes et 8 tableaux sur un livret du compositeur. Mise en scène, scénographie, costumes, vidéo : Abdel Abdessemed. Lumières : Jean Kalman. Co-éclairagiste : Simon Trottet. Dramaturgie : Stephan Müller. Avec : Claire de Sévigné, L’Ange ; Robin Adams, Saint François ; Aleš Bricsein, Le Lépreux ; Karaté Karagedik, Frère Léon ; Jason Bridges, Frère Massée ; Omar Mancini, Frère Élie ; William Meinert, Frère Bernard ; Joé Bertili, Frère Sylvestre ; Anas Séguin, Frère Rufin. Chœur du Grand Théâtre de Genève, Choeur Le Motet de Genève (chef des chœurs : Mark Biggins) ; Orchestre de la Suisse Romande. Direction musicale : Jonathan Nott.

Originellement prévue en apothéose de la saison 2020 du Grand Théâtre de Genève, l'épidémie de Covid a repoussé jusqu'à aujourd'hui cette nouvelle production du Saint François d'Assise de mise en scène par le plasticien , malheureusement dépassé par la grandeur du message subliminal du personnage.

Figure emblématique de la chrétienté, Saint François d'Assise, de par son être, son parcours initiatique, son existence axée vers le dénuement impose grandeur et humilité. Grandeur devant l'homme qu'il fut et le message qu'il portait et modestie devant l'œuvre christique empreinte de bonté et de simplicité qu'il incarna au sein de la communauté qu'il créa.

Devant l'insistance de Rolf Lieberman enjoignant à composer un opéra, le compositeur se laisse convaincre. Profondément croyant, il choisit de célébrer Saint François d'Assise. On peut toutefois saisir l'angoisse qui pouvait l'habiter au moment de s'attaquer à la réalisation de ce projet. On connait la suite. Cette œuvre est la composition de tous les superlatifs. Huit ans de travail exclusif, une partition de plusieurs milliers de pages dont la complexité n'a probablement pas d'équivalent dans l'histoire de la musique. Ainsi pour louer le personnage le plus dénué a-t-on élaboré une musique parmi les plus difficiles d'interprétation. Rien n'est plus compliqué que d'expliquer la simplicité ! La grandeur au sens de la noblesse des sentiments devient-elle obligatoirement synonyme de foisonnement de mots, de notes, de couleurs ou de visions ? La réponse d' se situe dans un épanchement musical total, dans une coloration nécessitant un dispositif orchestral inhabituel. A-t-il pour autant réussi à offrir l'impression de la plénitude divine qui caractérise la figure de Saint François d'Assise ? La production genevoise semble ne pas avoir répondu à cette attente.

Certes, Olivier Messian réfutait l'idée d'un opéra, sous-titrant son œuvre de «Scènes Franciscaines» niant par là l'idée d'une trame lyrique traditionnelle avec sa continuité dramatique. C'est ainsi qu'il ne privilège pas musicalement, une scène par rapport à l'autre. Ainsi, on navigue de la lamentation à la prière, de la réflexion à la vision céleste, de la vie à la mort, sans qu'une progression dramatique ne vienne construire une intrigue.

L'œuvre présuppose une mise en scène capable de captiver un auditoire pendant quatre heures et demie de musique. Or, dans le cas d'espèce, d'avoir donné à un plasticien, aussi mondialement connu soit-il, le soin de nous raconter ces scènes où l'action est quasi inexistante et le dialogue rare et éthéré apparait comme une erreur manifeste. C'est avec de l'esprit qu'il faut habiter ces scènes, pas avec des gadgets. Or, nous gave d'images incompatibles avec la spiritualité des personnages. Sinon, que viennent faire ces vidéos de robots humanoïdes écrasant du raisin ? Quelle justification à ce hammam ? Et ce dromadaire lifté du plateau jusqu'aux cintres ? Et ces tapis pendus pendant quelques minutes au-dessus de la scène ? Que dire encore de ce gigantesque pigeon de plâtre trônant au sommet de ce qui pourrait être une montagne de fiente ? Et de cette église grise occupant toute la scène, tristement éclairée, bientôt dégoulinante de suies, dont un seul angle permet à Saint François de se déshabiller pour recevoir les stigmates (qu'on ne distingue d'ailleurs pas !) ? Et ces caddies de supermarché ? Tant d'objets, de décors qui occupent l'espace sans qu'ils ne servent à quoi que ce soit. Quant aux costumes, encombrants et encombrés, en lieu et place de simple toge de bure, on a trouvé judicieux de coudre dessus des circuits imprimés, des carcasses de téléphones portable, divers éléments d'électroniques. On a même poussé le détail à mettre une pile pour permettre à l'un de ces éléments de s'illuminer brièvement ! Et pour peut-être souligner que chacun des protagonistes trimballe son bagage humain, on a prit soin de coudre au dos des toges nombre de coussins, de sacs plastiques. Quant au lépreux, on ne pouvait lui attribuer qu'une cape couverte de sacs plastiques et d'une corolle de lampes illustrant avec humour (?) sa fièvre bubonique. Seule l'Ange était immaculée dans sa robe blanche et, afin qu'on ne se méprenne pas sur ses intentions, elle tient ses ailes colorées au bout de ses mains.
Vocalement, force est de reconnaître que le plateau genevois est de très bonne qualité. Chacun s'efforce à ce que chaque mot soit parfaitement intelligible, favorisé qu'il se trouve par le soin qu'Olivier Messiaen a porté aux paroles afin qu'elles soient en adéquation avec la musique. Il n'a pas hésité à changer un mot pour un autre afin qu'il colle mieux à l'harmonie.

Parmi les interprètes, la voix bien timbrée du ténor (Le lépreux) fait une incursion heureuse dans le répertoire français, lui que nous avions plutôt entendu dans les opéras de Janáček comme Kát'a Kabanová à Genève en octobre 2022, ou dans L'Affaire Makropoulos en 2020 ou russes comme dans le Guerre et Paix de Prokoviev à Genève en septembre 2021 ou encore dans l'opéra allemand avec le Vaisseau Fantôme de Wagner à Prague en septembre 2022. A ses côtés, le baryton anglais (Saint François), dont nous avons vanté à maintes reprises les apparitions sur la scène du Stadttheater de Berne depuis 2005 se frotte à ce monument lyrique avec beaucoup de cran. Si la voix ne manque pas, le légato restant magnifique, la diction impeccable, on peut cependant regretter que l'investissement émotionnel du chanteur ne soit pas à la hauteur du personnage qu'il est censé incarner. Espérons que les représentations suivantes le libéreront des éventuelles appréhensions de la Première. Remarquable en tous points, la soprano (L'Ange) investit son rôle avec une voix en parfaite adéquation. D'une douceur sensible, portée par un vibrato parfaitement maîtrisé, son chant principalement exprimé dans le haut de son registre souligne l'apaisante ambiance que son personnage répand. Se mouvant avec grâce, sans excès théâtral, c'est un bonheur de la voir et de l'entendre.

L' au grand complet placé sur le fond de la scène, épaulé par le Chœur principal du Grand Théâtre, de quelques éléments du Chœur auxiliaire et du Motet de Genève œuvrent sous la baguette parfois timide d'un qui, lors des deux derniers tableaux du troisième acte libère avec beaucoup de vigueur les forces orchestrales et vocales qu'il a sous ses ordres. Le crescendo musical final couronne fort heureusement avec ferveur les applaudissements d'un public qui avait jusqu'alors montré une certaine retenue.

Crédit photographique : GTG © Carole Parodi

Modifié le 14/04/2024 à 18h37

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Genève. Grand Théâtre. 11-IV-2024. Olivier Messiaen (1908-1992) : Saint François d’Assise (Scènes franciscaines), opéra en trois actes et 8 tableaux sur un livret du compositeur. Mise en scène, scénographie, costumes, vidéo : Abdel Abdessemed. Lumières : Jean Kalman. Co-éclairagiste : Simon Trottet. Dramaturgie : Stephan Müller. Avec : Claire de Sévigné, L’Ange ; Robin Adams, Saint François ; Aleš Bricsein, Le Lépreux ; Karaté Karagedik, Frère Léon ; Jason Bridges, Frère Massée ; Omar Mancini, Frère Élie ; William Meinert, Frère Bernard ; Joé Bertili, Frère Sylvestre ; Anas Séguin, Frère Rufin. Chœur du Grand Théâtre de Genève, Choeur Le Motet de Genève (chef des chœurs : Mark Biggins) ; Orchestre de la Suisse Romande. Direction musicale : Jonathan Nott.

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