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Lauréat des ICMA pour l'ensemble de sa carrière, Sylvain Cambreling se consacre depuis 50 ans à la musique symphonique et à l'opéra, avec, depuis toujours, un intérêt particulier pour le contemporain. Nous l'avons rencontré pour parler des questions de notre époque.
ResMusica : Vous défendez aussi bien le grand répertoire symphonique et opératique que la musique « contemporaine », qui intéressent des publics encore très séparés. Est-ce que vous voyez un rapprochement à l'œuvre, entre les publics de Mozart et Gounod et ceux de Georges Aperghis ou Gérard Grisey ?
Sylvain Cambreling : Parler d'un rapprochement des publics est difficile à dire, je dirai plutôt qu'il y a une différence. Certains publics sont prêts à tout entendre, d'autres non, certaines personnes sont curieuses, d'autres non, certaines n'apprécient que la musique d'aujourd'hui, parfois d'ailleurs plus par snobisme qu'en raison d'un réel intérêt. Il n'y a pas d'impossibilité d'aller du baroque au contemporain, car il s'agit plus d'un domaine intellectuel que d'un domaine musical. Certains répertoires sont faciles d'accès, d'autres non. Mais, quelle que soit la période, le but du compositeur est que la musique provoque de l'émotion. Les codes, le langage changent, mais pas la fonction de la musique qui est de véhiculer des idées au moyen des sons. Donc il n'y a pas de raison qu'il n'y ait pas de possibilité de rencontre des publics. A l'Opéra toutefois, on trouve un public particulier qui souvent ne va voir que de l'opéra, idem dans le baroque. C'est aussi le cas pour le contemporain mais avec un public moins nombreux. En tout cas j'accepte tout le monde, tous les publics !
RM : Vous êtes un chef français dont le cœur de la carrière s'est fait en Belgique et en Allemagne, à la Monnaie, à Baden-Baden et aujourd'hui à Hambourg, à l'instar d'un Boulez. Quel est votre regard sur les relations musicales entre ces deux pays ? Ces deux pays se nourrissent-ils l'un l'autre ou s'ignorent-ils au fond ?
SC : J'ai fait les dix premières années de ma carrière en Belgique, puis en Allemagne, ensuite en Autriche, mais pas que. Une grande partie également au Japon et aux États-Unis.
En Belgique j'ai surtout travaillé dans l'opéra, ce qui représentait 80% de mon répertoire. La Belgique se situe entre la tradition française et la tradition germanique, de part sa situation historique. Regardez, Boosmans n'est pas un belgo-allemand mais presque, on trouve chez lui une grande influence allemande. Le public belge est plus flexible que le public parisien, c'est à dire moins chauvin pour le répertoire. En ce qui me concerne je garde des liens forts avec la Belgique. Quand j‘y suis j'adore écouter Musiq3, cette radio me relie à la vie musicale belge et aux amis dans ce pays.
En Allemagne, j'ai été à Francfort pendant cinq ans, puis douze ans au SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg et pour la musique contemporaine au Festival de Donaueschingen pendant douze ans, à présent Hambourg. Je m'y sens chez moi autant sur le plan du répertoire que sur la forme. Je connais bien le public allemand, c'est le plus intéressant, et dans tous les répertoires : baroque, classique, romantique, contemporain, avant-garde. Le public d'opéra y reste un peu conventionnel mais pas partout. La politique culturelle allemande est forte, très différente, avec quand même 83 orchestres ! Les difficultés financières sont présentes comme partout en raison de la situation internationale, mais en matière de politique culturelle, la musique tient la première place, ça reste le cas et donc ça compte. La vie musicale implique beaucoup de travailleurs, avec tous les orchestres, et un public nombreux est concerné, ce qui suscite un véritable intérêt.
Mon inquiétude pour l'avenir serait qu'il y a beaucoup d'étudiants dans les écoles de musique, beaucoup de potentiels jeunes musiciens, la question se pose des débouchés que nous pourrons leur offrir.
RM : Notre époque est marquée par une grande instabilité, avec des ruptures imprévisibles comme la guerre en Ukraine qui a créé un mur avec le monde musical russe, et des changements profonds comme le climat. Entre l'opéra, le symphonique, la musique d'ensemble, toutes ces façons seront-elles affectées de la même manière, ou pensez-vous que certains genres, certains types de formation seront plus adaptables à cet environnement ?
SC : Les grands effectifs pendant le Covid ont réussi à travailler, et à donner des concerts en streaming. Même si bien sûr la musique de chambre était privilégiée car il était plus facile de réunir un trio que 80 musiciens. J'ai beaucoup travaillé avec mon orchestre de Hambourg pendant cette période. Cela demandait beaucoup de travail et de volonté, mais on pouvait trouver des solutions. Ceux qui ont le plus soufferts sont les maisons d'opéra en raison notamment des problèmes de distance entre les musiciens, dans la fosse et avec les chœurs. Certains ont fait quelques tentatives pour jouer en streaming, mais ils ont eu de grosses difficultés.
Sur la question de l'Ukraine, le problème du mur qui s'est dressé avec le monde musical russe, est pour moi grotesque et injuste. Le fait de refuser de jouer certains compositeurs russes est stupide. Certains artistes russes ont manifesté leurs sympathies à l'égard de Poutine, dans ces cas là on comprend qu'on les mette à l'écart, car on n'a pas envie de travailler avec eux, mais cela n'a rien à voir avec les compositeurs de l'histoire de la musique. Il faut faire la différence.
Par rapport aux questions environnementales, cela fait plusieurs années qu'on a restreint les grandes tournées internationales qui coûtaient beaucoup d'argent et dépensaient beaucoup d'énergie. Les orchestres ne font plus les tournées comme avant depuis 4 ou 5 ans environ. Le moyen de transport est une question qu'on peut se poser, en particulier en Europe où l'on peut lui privilégier l'avion quand c'est possible. Finalement on remarque que les difficultés liées à l'environnement créent les mêmes problèmes dans le monde musical que pour n'importe quel métier : les dépenses énergétiques avec le chauffage, la climatisation, le recyclage… A Hambourg, avec le Symphoniker Hamburg, nous sommes dans une salle de concert ancienne du siècle dernier (la Laeiszhalle) et finalement on voit que ces questions sont plus compliquées pour un bâtiment moderne comme l'Elbphilharmonie dans laquelle il faut prendre des ascenseurs énormes, des escalators pour rejoindre la salle de concert et qui demande une climatisation très importante.
RM : Vous avez partagé la vie de Gerard Mortier pendant trois décennies, et vous avez pu participer à ses combats pour casser les carcans des institutions et ouvrir les scènes à des nouveaux metteurs en scène. A-t-il des continuateurs aujourd'hui ?
SC : Il n'y a que des continuateurs. La méthode est différente, tout a changé. A présent les institutions musicales sont dirigées par des gens qui ont travaillé avec Mortier, même s'il n'y a pas de retour en arrière et que chacun choisit sa voie. L'engagement Mortier était aussi culturel et philosophique. La révolution Mortier à Salzbourg s'est continuée avec Markus Hinterhäuser formé par Mortier dans les années 90, Serge Dorny à Munich, Viktor Schoner à Stuttgart, et pas uniquement dans l'opéra, beaucoup de directeurs accompagnent leur action de cette réflexion, il y a certes une continuation mais plus que cela. Aujourd'hui il n'y a plus de conservateurs du répertoire.
On a pu observer aussi dans l'opéra un changement des chanteurs. Ceux qui avaient du succès dans les années 80 ne sont plus les mêmes. Ils auraient du mal aujourd'hui car l'esthétique du chant est différente. A l'époque on n'attendait pas obligatoirement des acteurs, tandis qu'aujourd'hui les chanteurs ont une éducation qui mêle de façon égale la formation musicale, vocale, scénique et esthétique. Au niveau même des voix il y a eu beaucoup de changement avec la révolution de la musique baroque. Beaucoup de chanteurs baroques avec de petites voix flexibles font de très belles carrières, c'est plus facile maintenant pour ce type de voix, il y a de des rôles. Bien sûr même si ce ne sont pas les mêmes voix, par exemple que dans le romantique, il n'y a pas d'interdiction pour un chanteur, pas de barrière entre les différents styles. Pour les instrumentistes c'est différent et évidement plus facile car ils peuvent adapter leur technique et changer d'instruments. Le contre-ténor est devenu commun, alors qu'au début des années 80 il n'y en avait seulement que quelques uns. A l'heure actuelle il est possible de faire carrière avec ce type de voix, pour lesquelles il y a un vrai engouement du public.
RM : Vous avez été récompensé d'un ICMA « Special Achievement Award », pour saluer votre accomplissement de carrière. Quel est votre rêve pour la musique et les musiciens d'aujourd'hui et de demain ?
SC : Chose particulière dans ma carrière : j'ai un répertoire immense allant du baroque jusqu'au contemporain. J'ai fait énormément de créations, environ 300 à 350 au long de ma carrière. Je travaille comme un dramaturge en cherchant à mettre les œuvres en rapport les unes avec les autres dans la création des programmes. Donc pas uniquement à avoir une lecture propre et soignée, que j'essaye d'avoir aussi. Je suis un homme de théâtre même si je ne dirige plus l'opéra et me consacre au répertoire de concert uniquement.
Je pense que l'argent investi dans les concerts, et il y en a beaucoup, doit avoir un impact sur la vie quotidienne des gens. Car la musique est un élément indispensable à l »équilibre, qui permet d'évacuer ou d'emmagasiner les émotions, de les partager avec les gens. Elle permet de s'adresser à tous sans avoir besoin des mots.
Cela fait 50 ans que je mets en rapport les œuvres classiques et contemporaines (XXᵉ siècle puis XXIᵉ ). Par exemple récemment j'ai conçu un programme avec le Requiem de Verdi, en même temps que le Dies irae de Galina Ustvolskaïa pour 8 contrebasses, 1 piano et 1 cube de bois ! Cette confrontation permet d'entendre celui de Verdi autrement. Au Japon, d'où je reviens, j'ai donné dans le même programme la pièce de Martinů Mémorial pour Lidice (en souvenir du massacre de ce village tchèque par les nazis), le Concerto pour violon n°2 de Bartók, puis L'Ascension de Messiaen. Selon moi, les répertoires s'éclairent les uns et les autres, les émotions sont différentes à chaque fois.
Je trouve qu'à l'heure actuelle beaucoup de jeunes compositeurs et compositrices, composent trop rapidement avec un manque de réflexion, les pièces se ressemblent trop.
La raison vient notamment des festivals de musique contemporaine pour lesquels il y a une multiplication des commandes pour avoir toujours plus de nouveautés, mais cela implique aussi un risque de n'être joué qu'une seule fois. Il y a une volonté de trop consommer, comme partout. Jouer quelque chose, passer à autre chose, vite. Évidemment il faut aider ces jeunes compositeurs, mais il faut aussi leur laisser du temps, c'est important. Bien sûr je passe aussi des commandes. Par exemple, fin juin pour deux créations (de Lisa Streich et Philipp Maintz) avec l'orchestre de la radio de Cologne (WDR Funkhausorchester Cologne). Je suis toujours à l'affût, et je cherche toujours à donner du sens à ce que je fais.