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L’enivrant Negar de Keyvan Chemirani à Montpellier : femmes, vies, libertés 

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Montpellier. Opéra Comédie. 5-IV-2024. Keyvan Chemirani : Negar, conte documentaire en quatre actes sur un livret de Sonia Hossein-Pour et Marie-Eve Signeyrole. Conception, livret et mise en scène : Marie-Eve Signeyrole. Décor : Fabien Teigné. Costumes : Yashi. Lumières : Sasha Zauner. Vidéo : Jukes Gassot. Avec : Aida Nosrat (Negar) ; Katarina Bradić, mezzo-soprano (Shirin) ; Julian Arsenault, baryton (Aziz) ; Leander Carlier, ténor (Amir Hossein/un Policier) ; Arianna Manganello, mezzo-soprano (Sahar/une Policière/ une Bassidji) ; Matthew Cossack, basse (un Bassidji). Ensemble (Keyvan Chemirani : zarb, percussions ; Sylvain Barou : flûte, ney, pipe, duduk ; Efren Lopez : ashkan/târ, rébab, saz ; Pouya Khoshravesh : kementché ; Aude Périn-Dureau : violon ; Eric Rouget : alto ; Cyrille Tricoire De Haro : violoncelle ; Tom Gélineaud : contrebasse ; Juliette Tricoire : trombone ; Philippe Limoges : percussions), direction : Sonia Ben-Santamaria

Pour sa création française, Negar, créé au Deutsche Oper en octobre 2022, enthousiasme dans la mise en scène de .

Une somme de hasards a présidé à l'achèvement de Negar. Le surgissement, en 2012, de la « Manif pour tous » au sortir d'un cinéma où la metteuse en scène venait de voir un film de la cinéaste américo-iranienne Maryam Keshavarz (En secret, 2011), un livret abordant le thème des racines, nourri de témoignages recueillis en France et en Iran, co-écrit dès 2020 avec la dramaturge Sonia Hossein-Pour : la matière était là, pour (dont on n'a pas oublié ici-même le passionnant Rigoletto de 2021) d'un nouvel opéra contemporain. « La difficulté d'aimer qui l'on souhaite ici ou ailleurs » est le fond de Negar où l'on suit avec autant d'intérêt le conte sentimental vécu par les personnages que l'actualité qui les en empêche. Negar, ainsi qualifié de « conte documentaire », est un opéra d'un nouveau genre.

Negar est la première œuvre musicale pour la scène composée par . , né en France, a reçu de son père, qui a fui l'Iran dès les années 60, la maîtrise de l'instrumentarium de son pays d'origine. Si son apport aux fabuleux oratorios de Falvetti (Il Diluvio Universale, Nabucco) avec Alarcón appartient définitivement à l'histoire, on pouvait légitimement s'interroger sur ce qu'il allait en être d'une œuvre lyrique de 2h10. Le résultat, tanguant d'un orientalisme qui donne des fourmis dans les jambes (zarb, duduk, ney, saz…) à d'étreignantes bouffées néo-classiques (un quatuor de cordes, un trombone…), éblouit. Portée par le livret, dense et sensible, autant que par la virtuosité narrative de la mise en scène, Negar est une orgie sonore et visuelle à laquelle il est impossible de résister. Paroles, musique et direction d'acteurs semblent s'être, pour le meilleur, vampirisées l'une l'autre. Une triple complicité sonorisée, à laquelle il convient d'adjoindre le geste tout aussi engagé de à la tête de dix instrumentistes parfois voyageurs, Chemirani n'étant pas le dernier à se laisser tenter par l'exil vers les feux de la rampe.

Le dispositif de Fabien Teigné est presque celui des mémorables Éphémères d'Ariane Mnouchkine, soit deux volées de gradins en bi-frontal que surplombent les cinémascopes de deux écrans, le tout posé à même la scène de l'Opéra Comédie. L'orchestre (quasi-parité entre Orient et Occident) ferme un des horizons de ce plateau sur le plateau, que des techniciens, aussi affairés qu'invisibles (une prouesse facilitée par la profusion d'images) aménagent et déménagent : la façade d'une maison, une chambre, une salle à manger, un hammam, un commissariat… Le spectateur se voit plongé sans échappatoire possible dans l'intime d'un scénario qui saisit dès l'accroche d'un Prologue où, muni comme dans les fêtes populaires d'un bracelet luminescent, il est sommé de rester debout une dizaine de minutes, le temps d'une scène de cabaret où l'héroïne, Negar (la bien-aimée) joue les charmeuses de serpents pour tous en l'honneur du retour au pays de celle qui, l'apprend-on, l'a quitté des décennies plus tôt : Shirin.

Shirin n'est pas, comme dans l'opéra éponyme de Thierry Escaich, une princesse de conte de jadis. Elle est une femme d'aujourd'hui dont « la beauté du diable » (Katarina Bradić est de celles-là, actrice et chanteuse investie dont le jeu et le mezzo profond arrachent les larmes) va faire tourner le cœur de Negar : l'Iranienne , seule des six solistes à ne pas provenir de la sphère lyrique, qui a fui son pays pour pouvoir donner corps à la carrière que la pression religieuse interdit à la gent féminine, en a importé les troublants mélismes persans. Cette carte sentimentale (« Tous les êtres humains ont peur des accidents, et je suis un accident pour ta famille »), n'est pas abattue de suite : Negar expose d'abord longuement (c'est sa part documentée) la virée nocturne dans un Téhéran où les interdits sont contournés avec une roborative énergie de vie (magnifique dialogue de plans réels avec une vidéo tournoyant autour d'une vraie voiture surgie pleins phares), puis l'évocation d'un passé évanoui (comme chez Mnouchkine, le repas de la mère disparue – « une reine devant sa cour » – est reconstitué jusqu'à faire saliver le spectateur), et même une partie de strip-poker !

Dans l'Iran d'aujourd'hui où la transidentité est devenue un commerce alors que l'homosexualité y est toujours passible de la peine de mort, la passion de Negar et Shirin va faire basculer le destin d'un trio dont l'énergie de vivre avait laissé imaginer qu'il allait parvenir à inverser le pouvoir d'une théocratie attachée à la toute-puissance sur l'intime. Negar s'engouffre dès lors dans le cauchemar d'une dystopie à la Orwell. Comme dans 1984, l'irruption de la police des mœurs (qui avait déjà sommé les spectateurs d'évacuer le cabaret du Prologue) fait basculer le « conte » dans le « documentaire » :  sans le prononcer, Negar met le nom de Masha Amini sur toutes les lèvres (autre hasard : lorsque Negar fut créé à Berlin, la mort de celle qui entraîna la création du mouvement Femme, Vie, Liberté ensanglantait l'actualité). Toujours sans dire son nom, Negar invite aussi dans les cerveaux Mohammad Rasoulof, le grand cinéaste iranien actuellement en fuite, via le héros masculin, Aziz (extraordinaire investissement jusqu'au-boutiste du baryton américain ), lui aussi cinéaste : « Je filme ta beauté, ta liberté, ta révolution ». Impressionne enfin la métamorphose en méchants de service des solistes incarnant la fratrie de Negar (la mezzo , le baryton ) comme la violence des dernières scènes menées par les bassidji (une basse pour semer la terreur : ), rendue encore plus insupportable dispensée par une femme voilée acharnée en vengeresse à reproduire la violence masculine qui a mis sa beauté capillaire sous le boisseau.

Évoquant en sus l'entre-deux monde dans lequel se situent nombre d'humains ayant dû quitter leur pays, et même de ceux qui, à l'instar de l'écrivain algérien Kamel Daoud, disent ne pouvoir s'y résoudre, le Negar de Chemirani et Signeyrole (d'emblée au panthéon de ces œuvres qu'on a envie de réécouter une fois qu'elles se sont tues) frappe au final par une finesse d'approche d'autant plus remarquable qu'il ne cède pas un seul instant à la caricature. Sa bouleversante humanité à l'œuvre, chantée en persan, en français et en anglais, en remontre à plus d'un discours politique. « Je voudrais faire trembler les murs avec ma musique interdite » entend-on aussi dans Negar. Mission accomplie le temps d'un soir. Au terme de cette œuvre ivre, qui, sonnant comme l'universalisme fait musique, aura célébré les noces çà et là prohibées de l'Orient et de l'Occident, déchiré par une scène finale qui aura ressuscité sans crier gare le prégnant lamento « Ah ! Dans ce bois tranquille et sombre » de l'Orphée de Glück, on rêve, pour Negar, de la perspective d'un grand voyage « ici et ailleurs ».

Crédits photographiques : © Marc Ginot

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