Light of Passage : Crystal Pite et le Ballet de Norvège au Théâtre des Champs-Elysées
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Paris. Théâtre des Champs-Elysées. 4-IV-2024. Dans le cadre de TranscenDanses. Light of passage (création française). Chorégraphie : Crystal Pite. Musique : Henryk Mikołaj Górecki. Design scénique : Jay Gower Taylor. Costumes : Nancy Bryant. Lumières : Tom Visser. Ballet National de Norvège, direction : Ingrid Lorenzen
La chorégraphe canadienne livre un triptyque riche et dense, qui montre tout son savoir-faire pour emmener un grand effectif de danseurs dans un travail hypnotique.
Assurément, Crystal Pite sait choisir les compagnies à qui elle donnera ses ballets. A l'heure où les chorégraphes se mondialisent, où les grandes compagnies dansent toutes les mêmes créateurs, ceux-ci doivent aussi savoir ne pas se galvauder, et choisir celles qui sauront magnifier ou lire autrement, son travail. En proposant à deux compagnies aussi différentes que le Royal ballet de Londres et le Ballet national de Norvège, de co-produire un même spectacle, Crystal Pite s'oblige à lire son œuvre différemment. Et c'est aussi astucieux qu'heureux.
Le Ballet National de Norvège arrive donc en France pour la troisième fois au Théâtre des Champs-Elysées avec ce triptyque nommé Light of passage constitué d'une première partie, Flight pattern, déjà crée pour le Royal Ballet en 2017 et deux autres parties co-crées en 2022 et 2023 (Covenant et Passage).
Ceux qui ont vu « The seasons' canon« , immense succès crée pour le Ballet de l'Opéra de Paris en 2016, ne seront pas surpris par ce tableau d'ouverture. Ils y retrouveront cette masse humaine, qui se meut d'abord sans bouger, véritable cordée complice où chacun dépend de l'autre, où la fraternité est essentielle pour survivre et arriver à l'unisson recherchée, sans qu'aucun ne tente de prendre le « leadership ». En ce sens, l'œuvre collectiviste de Crystal Pite est aussi une métaphore de la danse et du corps de ballet classique où l'unisson ne se fait qu'à travers soi et l'autre à la fois, tel un effet miroir.
Sauf qu'ici, à la différence de la création parisienne, il y a un vrai propos narratif : il s'agit d'approcher, avec les danseurs, le drame des migrants tentés de traverser une mer hostile en quête d'un eldorado. Ces corps qui rament tous ensemble avec une godille fictive (et rappellent aussi le sort des esclaves qui traversèrent l'Atlantique), qui se recroquevillent au fond d'un bateau imaginaire, vêtus d'un simple manteau gris, nous les ressentons, nous comprenons fort bien, et avec eux, le drame qui se noue, et c'est là l'immense talent de Crystal Pite, chorégraphe de l'humain, de la contemporanéité du mouvement, et qui sait aussi en faire une narration explicite. A la fin de cette chaîne humaine, de ces corps qui crient (sans dire un mot) à l'aide, tel Le radeau de la Méduse, une femme émerge, qui berce tendrement son nouveau-né. Mais est-ce vraiment un nouveau-né ? Le début d'un avenir, ou sa fin inexorable ? Le tout finit sous la neige, comme dans The seasons canon. Et c'est d'ailleurs là que l'on peut regretter une trop grande similitude entre les deux œuvres. Comme si Crystal Pite commençait à réutiliser un savoir-faire époustouflant, mais dont il ne faudrait pas qu'il devienne une marque de fabrique. La musique de Henryk Gorecki (la Symphonie n° 3) devient aussi très vite redondante, ennuyeuse et lisse comme une musique de film lorsqu'elle se fait encombrante.
Mais, comme déjà vu dans son Body and Soul crée pour l'Opéra de Paris, et comme le faisait aussi parfois William Forsythe chez qui elle a tant dansé, Crystal Pite fait ici un triptyque. Cette fois-ci, à la différence de Body and Soul dont le triptyque manquait d'unité narrative, celui-ci va crescendo dans sa nouveauté chorégraphique et sa montée dramaturgique.
La seconde partie, Covenant, s'ouvre sur une belle image d'une jeune joggeuse faisant du sur-place, toute de blanc vêtue, suivie d'une nuée d'hommes et de femmes qui créent, là encore, d'impressionnantes images de vagues. Mais cette fois, des enfants les accompagnent, là aussi vêtus de blanc, peut-être vivants, peut-être des fantômes revenant de l'au-delà…La beauté de ce tableau, c'est que les enfants ne sont pas un faire-valoir. Ils dansent aussi, emmenés dans la valse de la vie ou guidant l'ensemble des adultes, portés par eux, marchant sur eux. Ils forment un espoir, emmenés par les belles voix de soprano de la « Symphonie des chants plaintifs » du même Gorecki. Un tableau inspiré, dit la chorégraphe, par la CNUDE (Convention des Nations Unis relative aux droits des enfants), nous rappelant qu'ils sont notre avenir.
Au tableau suivant, titré « Passage », ces enfants ont grandi, et vieilli. Voici donc un vieil homme vêtu de blanc, fantomatique lui aussi (?), accompagné d'une femme âgée. Leur duo est bouleversant, et rappelle que des danseurs septuagénaires ont aussi à nous dire. Et que l'âge, indiscutablement, mène à la mort, à la séparation, au deuil et au chagrin. C'est dans ce troisième mouvement de cette « symphonie » à la Pite, que l'on trouve une énergie nouvelle, enthousiasmante, créative. Crystal Pite a ce talent tant recherché par les compagnies à grand effectif : celui de savoir créer pour des ensembles. Voici ici une quarantaine de danseurs emportés par une chorégraphie dynamique, teintée de citations. On pense au quatrième acte du Lac des Cygnes où le prince arrive en courant à la recherche de sa bien-aimée, ou bien aussi aux Noces de Bronislava Nijinska avec ces danseurs aux bras attachés l'un à l'autre, en frise, sur toute la largeur de la scène. Mais aussi à ces ballets mécaniques que l'on retrouve dans les ballets de Moisseiev, apologie ou dénonciation du travail aliénant. Ces ensembles, aussi fascinants qu'effrayants, aussi poétiques que diaboliques font la grandeur de cette soirée qui nous montre, malgré ces réserves, que Crystal Pite est l'une des trop rares grandes chorégraphes au féminin du XXIᵉ siècle.
Crédits photographiques : © Erik Berg
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