La Passion selon Sasha Waltz et Leonardo García Alarcón
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Dijon. Auditorium. 30-III-2024. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Passion selon saint Jean. Mise en scène et chorégraphie : Sasha Waltz. Décors : Heike Schuppelius. Costumes : Bernd Skodzig. Lumières : David Finn. Avec : Sophie Junker, soprano ; Benno Schachtner, mezzo-soprano ; Mark Milhofer, ténor ; Valerio Contaldo, ténor (Évangéliste) ; Christian Immler, baryton (Jésus) ; Georg Nigl, baryton (Pilate) ; Estelle Lefort, soprano (Ancilla) ; Augustin Laudet, ténor (Servus) ; Rafael Galaz Ramirez, basse (Pierre). Chœur de chambre de Namur, Chœur de l’Opéra de Dijon (chef de chœur : Anass Ismat) et ensemble Cappella Mediterranea, direction : Leonardo García Alarcón
En 2014, à Berlin, Peter Sellars avait mis La Passion selon saint Jean en espace. En 2021, à Paris, Calixto Bieito l'avait mise en scène. En 2024, à Dijon, après Salzbourg et avant Paris, Sasha Waltz la chorégraphie.
Pour Leonardo García Alarcón, attaché à l'idée que « toute musique est danse », et que la danse est « le meilleur moyen de chercher des liens avec l'au-delà », chorégraphier le chef-d'œuvre de Bach est la réalisation d'un rêve. C'est lui qui, après avoir dirigé une reprise de L'Orfeo mis en scène par Sasha Waltz, a souhaité voir l'artiste berlinoise compléter de son style dansé son propre geste de chef sur un diamant musical de 300 ans d'âge. Les Passions de Bach sont de plus en plus considérées comme les opéras que le Cantor de Leipzig n'a jamais écrits. À l'époque où commande lui fut passée d'une narration musicale du chemin de croix détaillé dans les quatre Évangiles, Bach signait ses œuvres d'un A soli deo gloria (Pour la seule gloire de Dieu) qui lui valut d'être parfois surnommé le Cinquième Évangéliste. La nôtre, que l'on prétend en perte de repères a peu à peu adoubé l'idée de mettre sur les planches des œuvres prévues pour l'autel. La voici dorénavant totalement friande de ce qui peut s'apparenter à une messe laïque où la spiritualité a toute sa place.
Avant l'heure, différents groupes (orchestre scindé en deux en contrebas du plateau, puis chœur, puis solistes, puis chef) investissent tour à tour, avec une lenteur calculée, un plateau meublé d'une longue table que, de loin, on prend pour celle de la Cène. Erreur : l'entrée des danseurs nous apprend qu'il s'agit d'un atelier de couture, où, dans le murmure industriel électroacoustique créé par Diego Noguera (également auteur de l'interlude entre les deux parties, assourdissant crescendo de coups de marteau prémonitoires), chacun des solistes de Sasha Waltz and Guests se met à coudre le vêtement dont son corps nu est encore dépourvu. Ce n'est qu'au bout de dix minutes que Leonardo García Alarcón peut faire entendre son « Herr, unser Herrscher ». C'est bien le sien, tant l'on redécouvre une nouvelle fois cette page célèbre dont le flux perpétuel paré d'accents très marqués et d'une spatialisation en crescendo prend d'emblée aux tripes : au Chœur de chambre de Namur sur scène se joint un autre, celui de l'Opéra de Dijon, que l'on croit d'abord installé dans les hauteurs de l'Auditorium, alors qu'il est disséminé dans les rangs des spectateurs du parterre. On ne redescendra plus dès lors de cette hauteur de vue musicale. Les vingt-cinq instrumentistes de Cappella Mediterranea, même invités dans le jeu de la chorégraphe (des solistes jouant debout dans la fosse ou sur le plateau, un violoniste danseur), rivalisent, à l'aune des onze danseurs de la compagnie, de souplesse et de virtuosité tranquille.
Comme on s'y attendait, les compagnons chantants d'Alarcón bouleversent. Autour de Valerio Contaldo, diseur très incarné, aussi proche du spectateur que loin des Évangélistes plus autoritaires de la tradition, personne ne démérite, de l'alto très prenant du contre-ténor Benno Schachtner, au Pilate opératique de Georg Nigl, du Jésus gorgé de larmes de Christian Immler au ténor facile de Mark Milhofer, au soprano déchirant de Sophie Junker (capable d'entamer Zerfliesse, mein Herze sur le dos). Alarcón a relu à sa façon ce chef-d'œuvre aux quatre versions (un rajout nous gratifie du formidable Himmel Reisse, Welt erbebe de la version 1725, un des sommets interprétatifs de la soirée). C'est vers lui que les yeux se tournent plus d'une fois (formidable gestion des périlleux Wohin ? de Eilt Ihr angefochtnen Seelen). Plus magnétique que jamais (la course à la vitesse sur Lasset uns den nicht zerteilen !), sa gestique habitée de bout en bout n'est pas loin de damer le pion de la lisibilité aux images.
Sasha Waltz a accompli un travail considérable, attachée à flouter les frontières entre les castes de la distribution : le chœur danse, les solistes chantent avec le chœur… Les costumes, sobres et fluides, unissent toutes et tous. Un œcuménisme prenant sur le papier, qui atteindrait davantage sa cible sur le plateau si le propos était moins flou. Pas davantage que l'on ne serait friand d'une narration pléonastique collée aux basques du livret, l'on ne parvient à priser tout à fait un geste chorégraphique reposant par trop sur des improvisations semblant sans grille de lecture identifiable. Il en va ainsi de la foule d'idées (un mikado de lances, des planches ramassées dans les travées de l'Auditorium, un Christ entre deux genres…) de ce qui s'apparente plus à une somme d'états d'âmes qu'à une vraie dramaturgie. La référence au retable d'Issenheim est bienvenue mais sa réalisation (seuls quelques motifs en seront réfléchis par une poignée de miroirs circulaires dirigés vers les cintres où l'on devine que s'est tapi le grand œuvre de Grünewald) reste embryonnaire. Et que dire de la très belle idée des étreintes sur Ruht wohl, comme laissée à l'entendement des protagonistes… Le dialogue avec la nudité n'est pas lui non plus totalement fructueux, le Reniement de Pierre, tombant chemise et pantalon sous les ricanements, restant sur ce plan le moment le plus abouti aussi bien en terme de lisibilité que de puissance visuelle. Nuées et effets lumineux parviennent à transcender le dépouillement du plateau : le noir total à la mort du Christ, le simplissime faisceau vertical tombé du plafond de la salle sur l'Évangéliste et diffracté par un miroir vers jardin… Mais quid de cette image finale dans la pénombre, de trois personnages s'échappant de la turba via une échelle ?
Bref, le fil conducteur de la soirée, aubaine pour les imaginations friandes de vides à combler, par trop lâche pour celles gourmandes de spectacles à la personnalité plus affirmée, fait que l'on reste en-deçà de la Passion selon saint Jean de Bach par Sellars pour Berlin, aux antipodes du Messie de Haendel par Claus Guth pour Vienne, et bien sûr à des années-lumières du Requiem de Mozart par Romeo Castellucci pour Aix-en-Provence : trois modèles de pensée réalisée.
Crédits photographiques : © Mirco Magliocca
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Dijon. Auditorium. 30-III-2024. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Passion selon saint Jean. Mise en scène et chorégraphie : Sasha Waltz. Décors : Heike Schuppelius. Costumes : Bernd Skodzig. Lumières : David Finn. Avec : Sophie Junker, soprano ; Benno Schachtner, mezzo-soprano ; Mark Milhofer, ténor ; Valerio Contaldo, ténor (Évangéliste) ; Christian Immler, baryton (Jésus) ; Georg Nigl, baryton (Pilate) ; Estelle Lefort, soprano (Ancilla) ; Augustin Laudet, ténor (Servus) ; Rafael Galaz Ramirez, basse (Pierre). Chœur de chambre de Namur, Chœur de l’Opéra de Dijon (chef de chœur : Anass Ismat) et ensemble Cappella Mediterranea, direction : Leonardo García Alarcón