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Munich. Nationaltheater. 25-III-2024. Mieczysław Weinberg (1919-1996) : La Passagère. Opéra sur un livret d’Alexander Medvedev d’après un récit de Zofia Posmysz. Mise en scène : Tobias Kratzer ; décors et costumes : Rainer Sellmaier. Avec Sophie Koch (Lisa), Sibylle Maria Dordel (Lisa âgée), Charles Workman (Walter), Elena Tsallagova (Marta), Jacques Imbrailo (Tadeusz), Daria Proszek (Krystina), Lotte Betts-Dean (Vlasta), Noa Beinart (Hannah), Larissa Diadkova (Bronka), Evgeniya Sotnikova (Yvette)… Choeur de l’Opéra de Bavière ; Bayerisches Staatsorchester ; direction : Vladimir Jurowski.
Vladimir Jurowski et Tobias Kratzer se posent les bonnes questions sur cet opéra-choc, mais ne parviennent pas à trouver une réponse satisfaisante.
Auschwitz à l'opéra, est-ce possible ? Est-ce seulement souhaitable ? L'opéra La Passagère de Mieczysław Weinberg, composé en 1968 mais créé bien après la mort du compositeur (en 2006 en concert et en 2010 en version scénique) ne se pose guère ces problèmes de représentation, ne reculant pas devant le premier degré.
On comprend l'attachement pour l'œuvre que le sujet suscite, sans parler de la très chaleureuse recommandation de Dimitri Chostakovitch pour l'œuvre de son collègue et ami. Écrit d'après les souvenirs romancés (non traduits en français) de la résistante polonaise Zofia Posmysz (1923-2022), le livret en russe parle bien d'Auschwitz, mais non de la Shoah. Le personnage central n'est pas une victime des camps, mais une coupable, l'ancienne gardienne SS Anneliese (Lisa) Frank : quinze ans après la chute du nazisme, au cours d'une croisière, sa bonne conscience est mise à l'épreuve en reconnaissant en une femme voyageant seule Marta, une ancienne déportée qu'elle a eu sous sa coupe.
Les maîtres d'œuvre de la nouvelle production de l'œuvre à l'Opéra de Bavière, Vladimir Jurowski et Tobias Kratzer, ont bien perçu ce double écueil, le problème fondamental de la représentation des camps et celui posé plus spécifiquement par La Passagère. Pour ce dernier, leur solution a été radicale : la plus grande partie des scènes situées dans le camp a été supprimée, soit environ un cinquième de la partition, ce qui pose problème notamment parce que le resserrement de l'œuvre sur les affres de la gardienne SS Lisa s'en trouve encore renforcée – et, comme pour La Guerre et la paix il y a un an, cette manière de contourner l'obstacle plutôt que de l'affronter laisse perplexe. La décision de réaliser une version multilingue du livret, où chacun parle sa langue, les Allemands donc la langue du crime, et les victimes chacune la sienne : le résultat est plutôt fluide, mais ce choix ne résout rien.
La décision de ne pas montrer les quelques scènes de camp subsistantes de manière directement illustrative, à l'inverse, apparaît pertinent, pour ne pas dire que c'était le seul choix possible. Plutôt que sur l'expérience concentrationnaire elle-même, le spectacle met en avant le travail de la mémoire : une actrice incarne Lisa à la fin de sa vie, plus tourmentée que jamais par le souvenir de sa participation au crime et plus encore par ses tentatives obsessives pour se justifier. La première partie du spectacle se déroule donc sur le bateau de croisière, montrant comme une façade monumentale l'empilement des cabines du bateau, qui s'ouvre par moments pour dévoiler l'intérieur des cabines et surtout l'appartement de Lisa âgée.
La deuxième partie, elle, est présentée dans la salle à manger du bateau, avec ses longues tables disposées sur toute la scène ; la sobre dignité de la première partie perd ici en densité, en partie à cause de la partition (la musique de danse dont Weinberg abuse en fond sonore), mais surtout à cause de la mise en scène, qui fait l'erreur fatale de vouloir montrer directement la violence – les tortionnaires passent entre les tables en les frappant comme avec des matraques : c'est dérisoire, et cela montre bien les apories propres à l'œuvre, que Kratzer et Jurowski ont bien perçu sans pouvoir les surmonter. Jurowski, du moins, mérite toute notre reconnaissance pour sa direction d'une absolue sobriété, qui donne poids et gravité à la partition en l'expurgeant autant que faire se peut de ses tendances sentimentales. Il fait travailler l'ensemble de la distribution dans le même sens : Sophie Koch chante Lisa, le rôle le plus problématique de l'œuvre, avec un peu trop d'énergie théâtrale, mais Elena Tsallagova en Marta évite heureusement toute victimisation, et son chant radieux donne un peu de vie au rôle. Parmi les autres rôles des scènes de camp, on remarque d'abord Larissa Diadkova, la plus grande des mezzos slaves de ces dernières décennies, particulièrement émouvante ; les hommes, eux, Charles Workman comme Jacques Imbrailo, sont efficaces et musicaux, mais l'opéra ne leur fait guère faire que de la figuration.
Malgré le soin qu'ont pris les concepteurs du spectacle à contourner les problèmes considérables que pose l'œuvre, on ne peut pas dire qu'elle soit parvenue à nous convaincre. Prendre à bras le corps les résurgences de cette mémoire terrible qu'est celle des camps est une noble entreprise. Le spectacle hybride que Christoph Marthaler avait consacré aux compositeurs internés à Theresienstadt il y a quelques années nous hante encore aujourd'hui, La Passagère de Weinberg en est loin.
Crédits photographiques : © Wilfried Hösl
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