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À La Monnaie Rivoluzione e Nostalgia : sous les pavés, les plages verdiennes

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Bruxelles. La Monnaie. 24-III-2024 et 27-III-2024 . Giuseppe Verdi (1813-1901) : Rivoluzione e Nostalgia, double pasticcio réalisé à partir des opéras de jeunesse du compositeur par Carlo Goldstein. Script, mise en scène, décor et vidéo : Krystian Lada. Costumes : Adrian Staff. Éclairages : Aleksandr Prowalinski. Chorégraphie : Michiel Vandevelde.
Avec : pour Rivoluzione : Enea Scala : Carlo ; Vittorio Prato : Giuseppe ; Justin Hopkins : Lorenzo ; Nino Machaidze : Laura ; Gabriela Legun : Cristina ; Hwanjoo Chung : Arminio.
Pour Nostalgia : Scott Hendricks : Carlo ; Giovanni Battista Parodi : Giuseppe ; Dennis Rudge : Lorenzo ; Helena Dix : Donatella ; Gabriela Legun : Virginia ; Paride Cataldo : Icilio.
Chœurs symphonique de la Monnaie, Académie des choeurs, direction : Emmanuel Trenque ; Orchestre symphonique de La Monnaie, Sarténik Khourdoïan : violon solo, direction : Carlo Goldstein

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La Monnaie, avec ce diptyque « Rivoluzione e Nostalgia », cultive l'idée d'un vaste et double pasticcio verdien, basé sur une compilation des opéras de jeunesse du maître italien transposée à l'époque moderne. 

Voici douze mois, Olivier Guedj, et le chef Francesco Lanzillotta y allaient de leur vision – tour à tour historique, muséale ou quasi psychanalytique du règne d'Elisabeth I d'Angleterre et recousaient avec brio un digest des quatre opéras «Tudor» de Donizetti au fil de l'époustouflante double soirée-biopic Bastarda. C'est un peu selon ce principe, élaboré cette fois en véritable pasticcio que le metteur en scène et le chef ont œuvré, pour ce double spectacle Verdi. Ils ont ainsi sélectionné divers « moments » de seize opéras verdiens et ont imaginé un script en deux parties. Si les partitions ont parfois été redécoupées – mais avec respect-  et surtout très habilement réagencées en fonction des besoins de l'action, toute la teneur musicale du double spectacle est scrupuleusement authentique, et les textes des livrets n'ont été modifiés que très ponctuellement.

À la nette découpe traditionnelle en trois actes des drames verdiens de Rivoluzione, teintée de références au cinéma engagé de Jean-Luc Godard ou des néo-réalistes italiens, répond la structure plus éclatée et erratique de Nostalgia, conçue dans l'esprit pirandellien d'une vérité multiple à la croisée des regards.


Le livret de Rivoluzione est touffu mais linéaire : la trame au-delà de l'enchaînement des différents « numéros » opératiques en est unifiée par de courtes capsules vidéos (souvent en noir et blanc) mêlant fiction et images d'archives, permettant de mieux suivre à la fois le propos, l'action et les méandres intellectuels et psychologiques de chaque protagoniste.
A la fin des années 60, Giuseppe, étudiant universitaire, et Laura, violoniste en devenir, sont les enfants d'un haut gradé de la police. Opposés à leur milieu bourgeois d'origine, ils militent à l'extrême gauche. Mais leurs certitudes et leurs relations sentimentales sont mises à mal…

Que restera-t-il des idéaux révolutionnaires présents dans quarante ans, question qui taraude chacun des protagonistes ? Le rêve prophétique de Laura (sur la musique du songe d'une Giovanna d'Arco promise au bûcher (« Sempre all'alba« ) lui dévoile à la fois son destin tragique et son parcours de combattante guidée par les marionnettes géantes d'un cortège grotesque de figures « révolutionnaires » passées, présentes et futures (Robespierre, Marx, Che Guevara)…


La deuxième soirée donnée sans entracte reprend les mêmes protagonistes masculins à quarante ans de distance : leurs visages marqués par les rides sont habilement anamorphosés au fil de la vidéo projetée en lever de rideau – ce sont d'autres chanteurs ou acteurs qui reprennent les rôles. Donatella prépare un double vernissage, très alcoolisé, dans sa galerie d'art : d'une part, un documentaire autour des séquelles de la Révolution avortée, de l'autre le dévoilement d'une sculpture « engagée »: une installation géante et fantomatique figurant la barricade type 68 du dernier acte de Rivoluzione. Carlo, Lorenzo et Giuseppe surgissent en invités, et se remémorent leur passé sulfureux à l'audition du Viva Italia! verdien…

Durant ces « années de galère », Verdi récupère, expérimente, et détourne, par sa propre révolution esthétique, les règles de découpe traditionnelle de l'opéra belcantiste : le très habile montage opéré pour Rivoluzione, magnifie une anthologie des pages plus splendides les unes que les autres – en faisant ainsi l'impasse sur les récitatifs par le truchement des vidéos – Ce « digest » anticipe ainsi l'action sans temps mort de la « trilogie populaire » et de tous les grands chefs d'œuvre de la maturité. Mais, en corollaire, pointe la nostalgie d'un âge d'or de la vocalité telle que déployée par la génération précédente, encore prégnante, celle des Rossini ou Bellini.

Une mise en scène ingénieuse, où la street dance trouve une place justifiée

La mise en scène et en espace ainsi que la conduite d'acteurs de s'avèrent millimétrées et particulièrement virtuoses : les décors – au hasard les coulisses d'un atelier ou d'un club de boxe pour Rivoluzione – se transmutent en barricades  quasi en temps réels pour les grandes scènes chaotiques d'affrontements entre police et manifestants. Tout y devient  joyeusement disparate, désordonné, apocalyptique utilisant quelques leitmotive visuels communs aux deux spectacles dans la filiation des installations révolutionnaires actuelles d'un Ahmet Ögüt.  Au cours de ces scènes de foules, l'utilisation judicieuse du plateau tournant donne, au paroxysme de la tension, une dimension tragique supplémentaire, chaque « clan » étant présenté comme le « juste » revers de l'autre, au-delà de la simple dialectique de confrontation.

Nostalgia
se déroule dans l'intérieur design d'une galerie d'art contemporain aux arrêtes épurées magnifiées par les éclairages très travaillés d' – le blanc et gris sont ponctuellement nimbés de néons fluo, rouges bleus ou jaunes, selon le climat des scènes au fil des trois donnes.

C'est une idée de génie que de recourir  à une troupe d'une petite dizaine de street-dancers, pour « meubler » avec force battles inspirées du hip-hop et du Krump l'espace scénique et pour représenter l'esprit ou le souvenir d'une insurrection urbaine :  en total et volontaire décalage avec l'art « bourgeois » que représenterait par excellence l'opéra. Tout de rouge vêtu au fil de Rivoluzione, ce corps de ballet exprime corporellement tant les passions physiques mouvant les principaux protagonistes que l'opposition politique aux forces obscures totalitaires d'un état policier fatalement très noir : une opposition coloriste quasi stendhalienne, transposée à une époque ou le Capital de Marx sert quasi de nouvelle Bible. Ces ballets n'interviennent que plus rarement dans le huis-clos de Nostalgia, comme le lointain souvenir d'une défunte époque.

Une double distribution au gré des spectacles et des générations

La Monnaie a recruté avec beaucoup d'à-propos une double distribution de prestige pour défendre cette imposante sélection verdienne.

La soprano campe dans Rivoluzione une très crédible Laura singulière et charismatique. Son lirico spinto emporté et généreux, d'une superbe homogénéité sur toute l'étendue de la tessiture, ainsi que son impressionnante présence scénique donnent corps et âme à la violoniste passionaria suicidaire, presque possédée au fil du très long final de l'ouvrage. La soprano , seule soliste à figurer dans les deux volets de la production, prête sa voix ductile et son timbre lumineux à la verdeur plus juvénile et avenante, tant à Cristina la mère – dans Rivoluzione – qu'à sa fille – Virginia dans Nostalgia. Sa tessiture un rien plus aiguë et son assise plus légère conviennent à merveille à ces deux personnages plus évaporés subissant le destin plutôt que de l'affronter. La soprano , habituée des rôles verdiens dramatiques, campe dans Nostalgia une Donatella vénéneuse et manipulatrice, d'une idéale projection vocale et d'une incandescente folie félonne. En particulier la grande scène de somnambulisme extraite de Macbeth la montre au faite de ses impressionnants moyens vocaux et constitue sans doute l'un des grands temps fort de ces cinq heures d'opéra.

Les trois principaux protagonistes masculins sont distribués différemment dans les deux épisodes : une certaine correspondance de traits physiques a été délibérément cultivée pour les deux titulaires de chaque rôle alors que les tessitures glissent conséquemment au fil de l'histoire, vers le grave, symbole de l'âge mûr voire de la vieillesse qui pointe.
Carlo est incarné dans Rivoluzione par le superbe ténor , un habitué de la scène bruxelloise, notamment fêté l'an dernier dans Bastarda. Son timbre solaire, sa superbe prestance, aussi séductrice qu'insolente, et sa vocalité aussi agile qu'expressive font mouche. Dans Nostalgia, le rôle incombe au baryton-basse (assez incroyable Alberich dans le Rheingold à l'automne dernier), d'une idéale et noire amertume dans la voix pour ce personnage quasi schizophrène et muré dans ses regrets. Toutefois, peut-être légèrement souffrant, il manque ce soir d'un peu de conviction et d'assurance dans la projection. Le rôle plus ambigu de Giuseppe échoit dans Rivoluzione à , plus habitué au rôle mozartiens et belcantistes que verdiens, d'une vocalité très droite et un rien réservée, assez en phase avec  la morgue du personnage. C'est la basse qui reprend le rôle dans Nostalgia , dans une tessiture plus sombre, mais avec la même continuité pudique et distanciée, musicalement très soignée, en totale communion avec la froideur calculatrice du personnage.

La basse profonde américaine aborde pour la première fois sur scène Verdi, avec ce patchwork Rivulozione. Le timbre est superbe, tour à tour boisé et mordoré, même si par moment, la voix semble rester dans le masque et pourrait d'avantage encore s'affirmer : mais le caractère emporté et colérique du personnage est parfaitement rendu. Dans Nostalgia, le rôle ne pouvant être distribué à un registre encore plus grave, c'est au comédien Dennis Rugge qu'il échoit, de pure figuration et quasi muet. Dans les rôles secondaires, saluons aussi le presque trop neutre , pour une très brève apparition en Arminio dans Rivoluzione et l'élégant et ductile ténor qui s'acquitte avec brio des quelques interventions dévolues à Icilio.

assume avec flamme, élégance et autorité la direction musicale, à la tête d'un excellent – sans doute la meilleure phalange belge, tous répertoires confondus, à l'heure actuelle – parfaitement rompu au style verdien. On ne sait que louer le plus, de la chaleur des cordes graves à la verve de la petite harmonie, en passant par la précision et la noblesse des cuivres. Distribuons une mention spéciale à , l'un des deux violonistes super-solistes de l'orchestre (l'autre Sylvia Huang assurant le poste de konzertmeisterin en ces fastes soirées), domptant du haut de l'installation d'Icilio, le long et périlleux solo extrait des Lombardi alla prima crociata, véritable mouvement de concerto à part entière. Enfin, il faut associer à la réussite musicale de ce spectacle d'impeccables et très solides chœurs, admirablement préparés par , aussi précis qu'impliqués – et personnage à part entière de ces drames tour à tout publics et privés.

Crédits photographiques © La Monnaie / Karl Forster

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