À l’EIC, des musiques exploratoires sous la baguette de Marzena Diakun
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Paris. Cité de la Musique – Philharmonie de Paris. Salle des concerts. 21-III-2024. Kaija Saariaho (1952-2023) : Couleurs du vent, pour flûte alto ; Semafor, pour petit ensemble ; Michaël Levinas (né en 1949) : Les Voix ébranlées, pour ensemble ; Prière d’insérer, pour ensemble (CM) ; Frédéric Durieux (né en 1959) : Theater of shadows II – In Memoriam Christian Boltanski, pour ensemble. Emmanuelle Ophèle, flûte ; Clément Marie, ingénieur son ; direction : Marzena Diakun
Pour la première fois sur le podium de l'Intercontemporain, la cheffe polonaise Marzena Diakun dirige l'Ensemble dans un programme particulièrement émouvant où deux pièces de Kaija Saariaho voisinent deux créations mondiales de Frédéric Durieux et Michaël Levinas.
Seule en scène sur un plateau plongé l'obscurité, Emmanuelle Ophèle débute la soirée avec Couleurs du vent (1998) de Kaija Saariaho. La pièce pour flûte alto de la compositrice est écrite dans l'élan de Cendres, son double Concerto pour flûte alto et violoncelle, « dans un processus d'écriture frénétique », écrit-elle. L'énergie du souffle mêlé au son de l'instrument, façon shakuhachi, colore et projette l'arabesque dont une légère amplification nous fait entendre tous les phénomènes bruités. Avec une maîtrise confondante et une beauté du son qui bouleverse, Emmanuelle Ophèle donne à cette déploration toute sa plasticité et sa force intérieure.
Semafor pour huit instruments, la deuxième pièce au programme de Kaija Saariaho, est une partition de 2020 créée en avril 2022 à New York, sans la présence de la compositrice qui n'aura jamais pu entendre son œuvre en concert. Sans relâche et comme elle l'a fait durant toute sa carrière, Saariaho s'interroge encore et toujours sur les phénomènes du timbre et leur interaction avec l'espace. Elle se fixe ici sur la qualité de l'octave et sa fonction dans le contexte harmonique, au sein d'une écriture qui se renouvelle d'autant. Le registre lumineux (piccolo irradiant) et le jeu d'oscillations énergétiques qui débutent la pièce en témoignent. Titre en suédois, Semafor fait référence aux sculptures ludiques et colorées de l'artiste finlandais Ernst Mether-Borgström. Elles donnent l'impulsion première à l'écriture et la vitalité d'une musique – « de la joie au calme » – qui joue sur la mobilité des tempi et la richesse du timbre : le basson est particulièrement mis en valeur tandis que le profil mélodique du piccolo, au mitan de l'œuvre, rappelle, avec une égale émotion, le chant traditionnel de Markéta à la fin de l'opéra Innocence. Avec un geste souple et la plasticité d'une main qui modèle le son, Marzena Diakun confère à la partition son éclat et sa fluidité.
Co-commande de l'EIC et du Festival Musica en 2023, Les voix ébranlées de Michaël Levinas sont créées à Strasbourg et aujourd'hui complétées par Prière d'insérer, une pièce plus courte enchaînée à la précédente, que l'on entend ce soir en création mondiale. Levinas y poursuit son exploration des territoires du timbre, travaillant sur l'instabilité du son, ce qu'il appelle « les larmes du son ». Dans Les voix ébranlées, il emprunte le modèle de la passacaille avec son ground (basse obstinée) dont les répétitions litaniques font entendre la conduite des lignes instables. Les voies de la polyphonie s'enlacent dans les variations successives d'une extravagante richesse de timbre. La trompette basse se lève pour chercher une réverbération singulière avec le tuba, les sonorités de l'ensemble s'élevant jusqu'au « vertige paradoxal du timbre polyphonico-harmonique ». Lorsque cordes et vents se retirent, résonne longtemps le sib grave de la harpe qu'accompagne le grain sombre de la contrebasse comme dans l'Okanagon de Scelsi. Dans Prière d'insérer, « où se cache un chant rituel du deuil », les instruments utilisent des techniques proches de la vocalité, « comme une insertion vocale d'un chœur », écrit le compositeur, l'une des résultantes timbrales inouïes de ses polyphonies paradoxales.
Dans Theater of Shadows II – in Memoriam Christian Boltanski, la nouvelle œuvre pour ensemble de Frédéric Durieux, ce sont les installations du plasticien, et tout particulièrement (Le) Théâtre d'ombres (1984-97) qui servent de stimulus à la composition. On sent chez Durieux ce rapport quasi charnel au matériau où le geste compositionnel, précis et puissant, surprenant parfois (mise à feu, fusées, itérations, traits éruptifs, etc.) impulse les morphologies et investit l'espace. La pièce est d'une seule coulée, laissant apprécier la plasticité des lignes qui glissent, s'enchevêtrent, se tordent (les tuyaux harmoniques aidant) et la maîtrise d'une orchestration virtuose modelant les couleurs et jouant avec la résonance via les ressorts d'une percussion très active. Sous la direction exemplaire de Marzena Diakun, l'œuvre tient l'écoute captive, ménageant quelques belles respirations où la matière semble s'ébrouer. L'œuvre donnée en fin de programme fait sensation!
Crédit photographique : © Anne-Elise Grosbois
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Paris. Cité de la Musique – Philharmonie de Paris. Salle des concerts. 21-III-2024. Kaija Saariaho (1952-2023) : Couleurs du vent, pour flûte alto ; Semafor, pour petit ensemble ; Michaël Levinas (né en 1949) : Les Voix ébranlées, pour ensemble ; Prière d’insérer, pour ensemble (CM) ; Frédéric Durieux (né en 1959) : Theater of shadows II – In Memoriam Christian Boltanski, pour ensemble. Emmanuelle Ophèle, flûte ; Clément Marie, ingénieur son ; direction : Marzena Diakun